samedi 20 août 2011

Hédonisme contre épicurisme, le choc du combat du retour de la mort

Cette note doit son existence à un lecteur qui se reconnaîtra (merci à toi, L., c'était intéressant à mettre au propre et à ordonner un peu ce bazar là).

L'hédonisme et l'épicurisme sont habituellement balancés sans nuance dans le fourre-tout des doctrines philosophiques du plaisir, sans que la différence entre les deux soit bien claire pour tout le monde. Faut dire que c'est pas si simple. Alors je me lance, et j'vous explique (un peu)...

Déjà, s'agit-il vraiment de deux doctrines philosophiques ? C'est à dire de deux ensembles cohérents, historiquement balisés, avec des défenseurs et des détracteurs, et une assise conceptuelle univoque ? Pour l'épicurisme on peut dire que oui ; pour l'hédonisme, pas si sûr... Il y a bien Aristippe de Cyrène (je vous laisse aller voir qui c'est tous seuls comme des grands), dont le nom est associé à la chose comme un de ses premiers penseurs, mais évidemment, comme souvent, il ne reste quasiment rien de lui qui puisse nous donner une idée un peu précise de ce que pouvaient être sa pensée et son enseignement dans le détail - si tant est d'ailleurs qu'il ait enseigné.

En grec le mot hèdonè signifie plaisir - plaisir physique au sens propre. Il a grosso modo pour équivalent latin voluptas (je ne vous fais pas un dessin sur ce que peut vouloir dire voluptas, c'est assez transparent).
Si l'on suit donc la logique des mots en -isme, un hédoniste est un sinistre individu qui fait du plaisir le principe directeur de ses actes et de ses décisions. Jouissance pour tous, tous pour la jouissance !
Toujours grosso modo, le slogan le plus connu de l'hédonisme, c'est le fameux carpe diem d'Horace, "cueille le jour", une transcription joliment imagée du kairos grec - l'occasion à saisir au vol, le bonheur avant qu'il ne se sauve.
Jouissons donc de ce qui se présente, nous dit l'hédoniste, au moment où cela se présente, sans réflexion sur le passé ni trop d'anticipation de l'avenir ; car la jouissance est le seul vrai bien, et elle ne connaît ni passé ni avenir, elle est toute entière dans l'instant.
Vous remarquerez comment là, on est déjà insensiblement passé de la description d'un principe (le plaisir) à la prescription qui en découle (le plaisir, ok, mais comment). Parce que c'est bien joli de dire que tout est pour jouir, mais le choix de jouir implique de multiples décisions, elles-mêmes découlant de la réponse que l'hédoniste est bien obligé d'apporter à certaines questions, entre autres :
- tous les plaisirs sont-ils aussi bons ? Y a-t-il une échelle des plaisirs qui pourrait nous amener à en préférer certains - et donc à en refuser d'autres ?
- comment s'assurer la jouissance ? Quid de la pauvreté, de la maladie, de la mort ?
- que faire vis-à-vis de ce qui n'est pas plaisir, mais qu'il faut parfois choisir par nécessité (travailler, se lever alors qu'on dormirait bien un peu plus, mettre un préservatif...) ?

L'hédoniste se retrouve donc comme un couillon, ramené à la bonne vieille question initiale : c'est quoi, au fait, le plaisir ? Est-ce que ça ne concerne que le corps ? Et s'il y a aussi des plaisirs de l'esprit, en ce cas, tout peut devenir plaisir dans certaines circonstances - y compris, soyons fou, la vertu. Oui oui, on peut jouir de sa propre moralité, j'en connais. L'essentiel de la morale chrétienne est d'ailleurs plus ou moins fondé sur l'idée qu'il y a un plaisir à faire le bien et à renoncer au monde, plaisir qui n'est qu'un avant-goût prometteur des félicités de l'au-delà.

Donc l'hédoniste, derrière son mot d'ordre en apparence simplet, ne se simplifie pas la tâche. Sa vie est une succession de coups de dés appuyés sur des intuitions parfois assez vagues, des hiérarchies souvent brouillonnes, et une obligation quasi insurmontable de se détemporaliser le plus possible. Tout ça est séduisant mais manque de barreaux auxquels s'agripper. No future, ça donne le vertige.

Les épicuriens pourraient être définis comme des hédonistes frileux. Les messieurs Prudhomme de la jouissance, qui souhaitent mettre un peu d'ordre dans tout ça. Parce que quand la borne est passée, n'est-ce pas, il n'y a plus de limites - et les limites, les épicuriens, ça les fait jouir.
La doctrine épicurienne propose une appréhension très rigoureuse - et souvent austère - du mot d'ordre hédoniste, tout d'abord en définissant plus précisément ce qu'il faut entendre par plaisir. Le maître du Jardin, Epicure, l'identifie à l'absence de douleur. Si j'ai très soif et que je bois un verre d'eau, voilà mon plaisir ; il est entier, parfait, pas besoin d'un grand vin ; c'est ce qu'on appelle le plaisir "stable". Bon, évidemment, les autres hédonistes bougonnent : un chablis blanc bien sec c'est tout de même meilleur qu'un verre d'eau. Ok, ok, Epicure introduit alors la notion de plaisir "en mouvement" : la chatouille supplémentaire qui fait que si j'ai le choix entre les deux, il y en a un qui me semblera meilleur. Mais attention : la différence n'est que de degré, non de nature. Et le plaisir en mouvement, instable par définition, n'est pas préférable - c'est même le contraire. Ainsi, un ventre bien rempli (même de vieilles croûtes) est toujours une bonne chose - une baise formidable mais potentiellement source de complications, non. L'hédonisme épicurien est donc une ascèse.
Sur le problème du temps, les épicuriens introduisent un peu de subtilité là aussi. Pour que la jouissance ait lieu, il faut quand même un minimum d'anticipation - justement parce que tout n'est pas forcément à choisir dans l'éventail des plaisirs supposés. Alors l'épicurien soupèse ses désirs, les évalue en fonction de leur dangerosité, les classe - s'agit-il d'un désir naturel (manger) ou artificiel (devenir une rock-star), nécessaire (toujours manger mais aussi pratiquer la philosophie) ou non nécessaire (sauter la petite blonde, boire une douzième bière) ? La pratique philosophique est supposée entraîner l'élève épicurien à effectuer ce type de calcul, pour le conduire sur la voie de la vie heureuse, celle qui sera débarrassée de la souffrance et pleine des vrais plaisirs...

Je ne rentre pas davantage dans le détail, tout ce qui précède est un aperçu grossier. Disons pour résumer que l'hédonisme est une aspiration, tandis que l'épicurisme est une éthique. Il y a bien d'autres exemples d'éthiques, antiques ou modernes, qui cherchent à encadrer l'hédonisme pour le rendre possible. On peut y trouver un appui - ou pas. En ce qui me concerne, je suis assez peu prescriptive...

mercredi 17 août 2011

La fixette amoureuse



C'est bien joli de repérer les pièges de l'amuur, mais ça n'empêche pas toujours de tomber dedans. Il y a des relations avec lesquelles les accommodements raisonnables sont difficiles - impossibles peut-être. 
Ces relations ne sont ni plus belles ni plus profondes ou "sérieuses" (quel drame tout de même d'utiliser le même vocable pour désigner la vie affective et les impératifs fiscaux...), elles sont principalement plus encombrantes. On aime, on ne sait pas quoi en faire, et rien n'allège jamais le poids du sentiment éprouvé. La crise de folie érotique, plaisante le plus souvent, prend alors la forme d'une vilaine crise de foie.
Ces relations-là ont pour particularité de ne jamais bien se dérouler. Ce qui est assez logique si l'on considère comme l'auteur de ces lignes que l'affectif bien vécu entre adultes raisonnables éclaire et enjolive l'existence au lieu de la plomber. Auquel cas, il peut accompagner nos autres pensées ou activités, en leur donnant une jolie coloration bleu ciel - mais il ne s'y superpose pas comme un vilain pâté. L'amour serein sait se faire oublier ; la fixette amoureuse, nourrie par le manque, l'insatisfaction, le doute et la peur, oblitère tout ce qui n'est pas elle. Elle s'accroche comme le ténia, elle absorbe, elle contamine de son fiel les idées les plus enthousiasmantes, les projets les plus honorables.
Aucun remède à cet état. La victime de la fixette ne peut que ronger son frein, le temps seul saura affaiblir le parasite - jusqu'à ce qu'il ne soit plus, un jour, qu'un bien mauvais souvenir.

samedi 25 juin 2011

Pudeur, justice et autres choses oubliées

Sincèrement, Platon, on en revient.
J'en suis revenue moi-même, depuis ma découverte des sagesses hellénistiques qui mériteraient à mon humble avis de recueillir ne serait-ce que le dixième de l'attention actuellement dévolue par nos penseurs de tout poil au divin fondateur de l'Académie.
Platon, ce fasciste génial, dont la langue splendide dissimule (assez mal quand on le lit exhaustivement) une propension au sophisme qui personnellement m'indispose.
Platon surtout coupable à mes yeux d'avoir si bien jeté le trouble sur la valeur de l'expérience humaine qu'il faudra des siècles avant que la perspective empiriste sur le monde retrouve enfin droit de cité.
Mais mon anti-platonisme primaire ne va pas jusqu'à nier la présence, dans les pages des dialogues, de pépites d'intelligence que tous, nous gagnerions à méditer quand l'horizon social et politique s'obscurcit.
Il se trouve que ces perles éclosent souvent dans la bouche des adversaires de Socrate - évidemment de mon point de vue ce n'est pas une coïncidence. Car je suis convaincue que les sophistes profèrent une parole bien plus juste sur l'humain - plus juste et, pour cette raison, plus difficile à entendre. Cherchez le scandale, trouvez la vérité - morale cynique que je fais souvent mienne.
Le Protagoras contient l'un de ces trésors pour la pensée. Considérons le passage dans lequel le sophiste Protagoras, devant un parterre enchanté et soumis, décrit sous forme d'un mythe les débuts de l'humanité (320-321c). L'histoire est bien connue : le titan Epiméthée partage entre toutes les créatures vivantes les différentes facultés, mais oublie l'être humain, qui se trouve nu, sans aptitude spécifique et sans défense. Son frère Prométhée, par le vol du feu et des techniques, apanages des dieux olympiens, sauve l'humanité d'une mort certaine en lui permettant par son travail de pallier sa faiblesse naturelle ; Zeus punit cruellement Prométhée de son larcin.
Mais ne négligeons pas la fin du mythe - sa partie la plus remarquable. Car Zeus ne se contente pas de châtier Prométhée. Il parachève l'oeuvre du titan, en dotant les hommes des deux vertus sans lesquelles les capacités techniques nouvellement acquises ne feraient que les armer les uns contre les autres dans une guerre fatale pour l'espèce. Ces deux vertus, la justice et la pudeur, sont pour le sophiste Protagoras les conditions nécessaires pour toute vie sociale harmonieuse.
En ce qui concerne la justice, point n'est besoin d'être grand clerc pour en saisir la nécessité. La justice, c'est à dire les lois mais également l'instance capable de les faire respecter, de neutraliser celui qui les enfreint en protégeant ceux qui les respectent, est évidemment indispensable.
Mais pourquoi la pudeur ? C'est bien dans l'adjonction de cette seconde vertu que réside le génie du texte. Car l'appareil judiciaire le plus coercitif du monde n'est rien, ne sert à rien, s'il n'est pas accompagné d'une crainte presque sacrée d'attirer en mauvaise part l'attention sur soi ; si donc la pudeur ne vient pas réfréner le désir commun à tous de se hausser du col, de faire le malin, d'exhiber son pouvoir, ses privilèges, ses supposés talents.
La justice est toujours un voeu pieux. Les lois sont toujours contournées, bafouées, et chacun s'en accommode tant bien que mal dans ce grand jeu de dupe qu'est la démocratie. La révolte ne gronde réellement qu'à partir du moment où les infractions se font au grand jour, sans crainte ni du gendarme ni de la réprobation de ses concitoyens. On pardonne au voleur, parfois même au criminel. Mais on s'indigne du sans-gêne insupportable de celui qui fraude, vole ou tue publiquement, sans rougir, en toute quiétude. Alors disparaît le pacte social ; alors, les jours du souverain sont comptés.

mardi 24 mai 2011

Arachnophilia



Terrifiant ?

Ou magnifique ?






Pourquoi la plupart des gens ont-ils une peur panique de ces bestioles que je trouve fascinantes - et séduisantes ?

Peut-être sont-ils effrayés par leur étrangeté - les araignées ne ressemblent en rien à l'humain, il est quasiment impossible de les passer au crible de l'anthropomorphisme...

Beauté de ce corps ciselé comme un bijou, beauté de ces pattes harmonieuses, proportionnées, d'une hallucinante finesse, beauté de ces attaches fragiles, beauté de cette souplesse féline quand l'araignée se déplace... Beauté de ces constructions éphémères qu'elle offre, ces fantaisies géométriques sidérantes d'ordre et de folie...

mardi 10 mai 2011

On ne peut pas s'aimer à l'arrière d'un taxi

La soirée fut belle, comme toujours.
Elle n'aura pas de suite.
Car, comme toujours bien sûr, la liberté a le goût un peu amer des ruptures.
L'amertume a du charme, en l'occurrence. Le charme sent l'alcool fort, le cuir, l'obscurité, et le charme s'achève demain.
Demain qui est déjà là, car la nuit est très avancée.
Le taxi les emporte, ensembles - et déjà ils sont seuls. Leurs cuisses se touchent, leurs mains se nouent, mais le lien est coupé.
Et pourtant le corps n'a pas encore accepté ce que l'esprit lui dicte, et la mémoire lui revient, entêtante, favorisée par cette nuit, par cette odeur, par la chaleur qui émane de l'autre.
Les mains se promènent et retrouvent un chemin bien connu, plusieurs fois parcouru dans la fièvre et la joie. On pourrait, si l'on voulait...
On veut, bien entendu. On chuchote, on sourit, on aimerait jouer ce dernier jeu, avoir cette crânerie de sale gosse qui fait sa dernière bêtise.
Mais on ne peut pas s'aimer à l'arrière d'un taxi.

Et quand l'autre, arrivé à destination, s'éloigne, grignoté peu à peu, on se dit que c'est mieux. Mais on n'en pense pas moins...

lundi 25 avril 2011

Fumeuse

Elle fume.
Le matin, quand il fait frais, que tout est encore silencieux dans les rues, et que le cliquetis du briquet au fond de sa poche réveille l'envie de fumer.
Avec le café de midi, entourée de collègues et de camarades qui goûtent également le plaisir d'en "griller une", sous le regard désapprobateur des abstinents de passage.
Le soir, sur le balcon, en regardant tomber la lumière qui, devenue rasante, nimbe de rose les sureaux du jardin.
La clope est parfois frénétique, parfois contemplative. Tantôt elle accompagne le mouvement d'humeur, la rage, le chagrin ; la main tremble en l'allumant, la bouche se pince et l'on tire pour aspirer le poison qui détendra, c'est certain - rassurant, bienfaisant poison...
Tantôt elle ponctue le moment d'accalmie, l'esprit se pose en sa compagnie dans une contrée paisible et enroule de claires pensées tout au long du fil de fumée qui monte, tranquille...
Elle fume, et souhaiterait qu'on lui tolère ce plaisir vénéneux qui l'habille et la protège... De quoi ? De la nudité triste d'une journée sans cigarette.
Fumer tue, certes ; mais l'idée même que chaque bouffée la rapproche peut-être de la fin ajoute encore à la jouissance tranquille qu'elle éprouve à se donner, quotidiennement, cette petite mort parfumée.

vendredi 1 avril 2011

jeudi 31 mars 2011

Moins qu'hier et plus que demain

Elle descend du wagon malodorant, elle heurte du bout de son talon le quai sale et manque de trébucher. Elle sort de la station, franchit la distance qui la sépare de l'arrêt de bus, prochain passage dans huit minutes. Elle aurait le temps de fumer une cigarette mais il est encore tôt, et les battements de son coeur sont si violents qu'elle risque la nausée. Elle reste plantée, l'oeil vide, sous le rayon de soleil timide qui ne parvient pas à la réchauffer. Mais elle sait bien que ce n'est pas le froid qui la fait ainsi trembler.
Au bout d'une attente qui lui semble interminable, le bus glisse et s'arrête sous son nez dans un chuintement désagréable. Elle se hisse sur le marchepied, l'odeur de caoutchouc tiède et de sueur lui saute au visage et la fait reculer comme l'impact d'une main qui gifle.
Elle s'assied après avoir vérifié qu'elle ne lésait ni femme enceinte ni vieillard ni bancroche, et sort machinalement son téléphone de son sac. Aucun message, et le vide de son écran contraste douloureusement avec le flot de pensées angoissées et absurdes qui se bousculent dans son cerveau. Elle s'oblige à ne pas réfléchir, elle se répète comme une invocation que tout cela n'a aucune espèce d'importance, qu'il fait beau, qu'elle a bien d'autres préoccupations que cette question qui la déchire sans trève.

Enfin c'est son arrêt, elle descend rapidement et absorbe avec reconnaissance une goulée d'air frais. Elle se hâte à présent, ses pieds tricotent avec agilité, et le claquement de ses chaussures tinte et sonne dru ; elle puise dans ce rythme un nouveau courage et presse encore le pas un peu plus.

En arrivant devant l'entrée du bâtiment, elle ralentit, et son coeur saute à nouveau, survolté, furieux comme une guêpe sous un verre retourné avant le début de l'asphyxie. Elle prend le temps de se poser, allume une cigarette, inspire longuement la fumée, la recrache avec un sérieux émouvant, comme si cet empoisonnement qu'elle s'inflige avec volupté possédait une vertu lénifiante, comme si le panache gris qui s'élève sous ses yeux avait le pouvoir de calmer ce monstre qui, à son oreille, la menace des pires choses.

Elle écrase son mégot, entre, traverse le couloir. Plus loin elle aperçoit la porte du bureau, ouverte ; enfin, son coeur s'apaise, enfin elle se détend.

vendredi 11 mars 2011

Tu n'es pas féministe, mais...

- tu votes à chaque scrutin ; il t'est peut-être même arrivé de figurer sur une liste municipale ou législative.
- tu as un compte bancaire à ton nom, que tu as pu ouvrir sans l'autorisation d'un tuteur légal, père ou mari.
- tu verses sur ce compte le fruit de ton travail, qui t'appartient en propre.
- tu as reçu une instruction identique à celle de tes frères et cousins.
- tu as peut-être passé des concours auxquels ta grand-mère, voire ta mère, n'auraient même pas eu le droit de s'inscrire.
- tu utilises un moyen de contraception.
- ton ou ta partenaire est celui/celle de ton choix, et nul n'a le droit de t'imposer une union que tu ne souhaites pas.
- tu as pu porter plainte contre ton violeur, et espérer qu'il rende compte de son acte devant la justice.
- tu conduis une voiture, pratiques une activité sportive, fumes dans la rue, bois des bières en terrasse, portes des pantalons, sans qu'on puisse y trouver à redire.


Tu n'es pas féministe, mais le respect de ton intégrité corporelle, de ta dignité sociale, de ta personne, sont le fruit d'un combat porté par le mouvement féministe à l'époque pas si lointaine où la majorité silencieuse ne se souciait pas de ces choses.

Alors, mon amie, ma soeur, personne ne te demande de manifester ou de militer - c'est également ton droit de ne pas t'impliquer directement dans cette lutte. Mais ne pourrais-tu, au moins, avoir la reconnaissance du ventre, et ne plus mépriser celles et ceux grâce à qui tu jouis de tous ces droits ?

samedi 12 février 2011

Vertiges de l'amour, prodiges du désir, merveilles de l'amitié

"Eviter de se jeter dans les pièges de l'amour / n'est pas aussi difficile que, captif des rets mêmes, / de s'échapper, et rompre les noeuds solides de Vénus." Lucrèce, DRN (IV 1146-1149)

Parlons un peu d'amour.
Ou plutôt, n'en parlons pas, mais scrutons-le de plus près. Et distinguons-le de ses comparses, le désir et l'amitié.

L'amour est un sentiment négatif, placé sous les égides cruelles de la perte et de la dépendance. Perte de soi, dépendance à l'Autre, cet Elu (souvent bien malgré lui), dont on attend... tout. Dans le désordre joie, bonheur, plaisir, raison d'exister. Et c'est bien pourquoi l'amour est par nature une émotion décevante. Un élan qui se trompe de cible, une déflagration hormonale dont les retombées, toujours blessantes, choisissent pour principale victime celui ou celle qui est à l'origine de la première impulsion.

Du moins l'amour tel qu'on se plaît à nous le vendre. Sans doute la proximité de la Saint-Valentin, cet hymne mondial à la niaiserie, fait-elle ressortir le vide, le néant abyssal de cette émotion pitoyable qui aujourd'hui tient socialement lieu de communion des âmes.

Le désir, double familier de cet amour qui ne peut s'épanouir que dans le sucre, le rose et les orgies nuptiales du "plus beau jour de votre vie", est en réalité beaucoup moins hypocrite. Pour peu que justement on ne le nimbe pas de voiles amoureux mal appropriés, il donne à peu près ce qu'il a promis.
On me dira que souvent, c'est bien peu. Rien de plus répétitif, de moins surprenant, de moins exaltant qu'un orgasme quand on a la chance d'avoir une vie sexuelle un tant soit peu satisfaisante au sens technique du terme. La petite trépidation de la machine corporelle ne dure jamais que quelques secondes, quel que soit l'effort mis en oeuvre pour la déclencher.
Mais il vaut parfois (souvent ?) mieux cette secousse dérisoire mais réelle, que l'apothéose illusoire fantasmée par les amants.
Et puis, il reste bien apaisant, pour l'âme qui s'est perdue aux vertiges de Cupidon, de trouver un peu de réconfort sous l'aile bienveillante d'Eros.
C'est en ce sens que le désir est prodigieux ; en ce qu'il aboutit, avec une certitude palpable, au plaisir, pour qui sait suivre sa courbe sans détourner le regard, sans se laisser distraire. Quand bien même le corps désiré se refuserait, il nous reste toujours cette bienfaisante masturbation, ce réconfort de l'humanité depuis la première migraine du couple cro-magnon. Et je ne suis pas de celles qui considèrent que le plaisir solitaire est de qualité inférieure, de moindre valeur que le plaisir partagé. L'intensité de l'orgasme diffère bien peu dans les deux cas ; l'écart se joue plutôt dans l'avant et surtout dans l'après - dans le partage qui suit un moment érotique réussi entre deux individus animés de bonnes intentions l'un vis-à-vis de l'autre.

C'est là qu'intervient la merveilleuse, la divine amitié : le véritable lien de deux coeurs qui se reconnaissent, qui se dévoilent l'un à l'autre gratuitement, qui ne se font d'autre promesse que celle d'un tendre compagnonnage.
En amitié, pas de Prince Charmant ni de Princesse Merveilleuse ; l'individu qui seul comblerait tous nos désirs et nous rendrait dignes d'être au monde n'existe pas, et cette constatation qui perd les amants sauve pour toujours les amis.
Remarquons enfin comme ils le méritent ces quelques êtres chers, dont la présence à nos côtés améliore singulièrement la qualité du paysage environnant. Ces amis - qui peuvent aussi bien jouer le rôle de frères d'arme que de conjoints, pour les plus chanceux d'entre nous - nous les avons choisis non pour ce que nous rêverions qu'ils soient, mais pour ce qu'ils sont en vérité. Dans leur regard, nous nous voyons tels que nous sommes, aimés pour ce que nous sommes, et non sommés de correspondre à un idéal érotique écrasant. Dans leurs bras, sur leur épaule, nous trouvons la chaleur, la complicité, l'oubli des duretés de la vie.
Et si parfois ces amitiés s'accompagnent de quelques beaux élans de la chair, la masturbation réciproque qu'est souvent l'acte sexuel devient alors une nouvelle conversation, juste un peu plus intime que celles menées autour d'une table.

Combien de désillusions, d'amertumes, de reproches pourraient s'épargner les couples s'ils arrivaient à s'apprécier comme des amis, et à jouir pleinement du bonheur de cette magnifique amitié sexuelle qu'est l'amour conjugal, au lieu de se perdre dans les pièges de l'amour romantique, cette compétition sordide à celui qui aime le plus, qui donne le plus, qui sacrifie le plus...

Jouissons sans regrets de la douce réciprocité amicale. Cessons de rêver que nous touchons les nuages ; restons sur terre, et soyons heureux.

samedi 15 janvier 2011

Devoir conjugal

Cette soirée sent le sexe.
Au moment où, à peine rentré, il a ôté sa veste et s'est penché pour l'embrasser - baiser conjugal, habituel, anodin - l'envie l'a saisie.
Quelque chose dans sa façon de le serrer contre elle, un frémissement de sa lèvre, une ondulation sournoise du bassin, l'a prévenu. Il a souri, étonné, amusé, elle lui a rendu son sourire avec un éclair pétillant et lubrique au fond de l'oeil.
Ce soir.
Quand l'enfant sera couché et dormira, du sommeil angélique qu'ont les petits monstres épuisés par les longues journées de maternelle.
Ce soir, dans leur lit, sueur, salive et sperme, en plusieurs exemplaires si possible.

*

Et voici que l'enfant est couché et qu'ils sont enfin seuls. Les baisers deviennent plus impatients et plus profonds. Ils s'enlacent, se touchent. Elle sent son sexe d'un coup se tremper et s'ouvrir pour accueillir l'engin solide et chaud qu'elle a commencé, gentiment, à branler - comme il aime qu'elle le branle.


L'enfant s'agite, appelle ; il réclame un verre d'eau. Minute flottante, ils s'observent ; elle contemple avec désespoir la protubérance qu'elle choyait il y a quelques secondes et qui, trop visible, lui interdit d'aller lui-même consoler leur progéniture. Elle remet sa culotte, son pantalon, file chercher le verre d'eau réclamé, réconforte, embrasse - mère attentive torturée par cette furieuse envie de baiser qui l'obsède encore au moment où ses lèvres murmurent des paroles d'apaisement.
L'enfant se recouche, promet de dormir, il est tard à présent mon coeur, bonne nuit et à demain.


Il l'attend, elle l'empoigne. Il n'a pas trop débandé, elle se penche, l'attrape dans sa bouche, lèche en miaulant de convoitise. Il se laisse aller en arrière, appuyé sur les oreillers, ferme les yeux, souffle et murmure des mots affectueux et obscènes pour l'encourager.

*

D'un bond elle se redresse et rabat la couette sur lui, juste à temps pour cacher sa queue violette d'excitation. L'enfant gratte à la porte, tire sur la poignée, pleurniche, lamentable, pieds nus, apeuré. Elle se précipite, l'emporte dans ses bras en grondant tendrement. Mon petit coeur, mon lapin, tu vas attraper froid, retourne donc au lit.
L'enfant pleure plus fort encore, et seul un long câlin peut à présent l'aider à trouver le sommeil.
Résignée, elle s'allonge à ses côtés dans le petit lit bleu, et le serre contre sa poitrine en rappelant à sa mémoire la berceuse qu'il préfère.


*

L'enfant est assoupi. Elle se lève, très doucement pour ne pas l'éveiller, éteint la lampe, traverse le couloir, rentre dans leur chambre. Il s'est écroulé au travers du lit et dort lui aussi, écrasé, inerte et flasque.
Elle se couche à ses côtés, remonte la couette et, muette, se branle avec l'application triste de ceux que le sort abandonne.

mercredi 5 janvier 2011

Elle ne fait pas l'amour, elle baise

Faire l'amour...
Expression que je trouve depuis toujours profondément dégueulasse.

D'abord, faire, c'est technique. Et ça implique de ce fait un geste, une maîtrise qui me font immédiatement penser à ces insupportables partenaires, qui se penchent sur vous, l'oeil lubrique, en murmurant : "tu vas voir, toi, tout ce que je vais te faire comme trucs..."
Moi, je n'aime pas vraiment qu'on me "fasse des trucs". Parce que ça me donne l'impression de passer une visite médicale.

Mais encore, admettons. Admettons que le sexe, ça consiste à faire et se faire faire des trucs. Pourquoi, alors, ces différents trucs, plus ou moins agréables s'ils sont bien "faits", devraient s'identifier à "l'amour" ???
Pourquoi diable mêler de force l'amour à ce genre d'exercice ?
Quel rapport y a-t-il donc, entre deux individus adultes et (on l'espère) consentants, jouissant de leurs corps avec enthousiasme, et cette nébuleuse affective qu'on appelle traditionnellement "amour" ?


Décidément, non, je ne fais pas l'amour.

Je baise. Quel joli mot ! Comme il décrit bien cet élan qui nous fait embrasser de tout notre corps le corps que l'on convoite !
Et comme il maintient bien cet embrassement à sa juste place : un baiser plaisant, joyeux, animal, serein...

Et pour l'amour, on verra bien.
Avant, après, parfois même pendant que je baise, il m'arrive aussi d'aimer. Mais je crois sincèrement qu'en cette matière, l'humanité gagnerait à éviter de hasardeux mélanges conceptuels, en s'abstenant de faire l'amour.

être femme, être fendue

"Le corps de la femme n'a pas de verrou pour fermer la sente qui conduit au centre de son corps, à ce lieu d'elle-même qui lui appartient autant que ses mains, ses yeux ou ses cheveux, mais qu'elle ne connaît pas, qu'elle ne contrôle pas". Marie Cardinal, Autrement dit.
La seule fragilité intrinsèque du corps féminin réside dans cette ouverture si délicate à contrôler.
Ironie linguistique, on décrit la zone qui encadre cette trouée par une métaphore architecturale particulièrement trompeuse : le plancher pelvien. De là à conclure qu'une femme ne peut avoir que de mauvaises fondations...
C'est de fait un animal bien curieux, que celui qui a son plancher, c'est à dire son sol, sa base, sous son ventre, c'est à dire au milieu de son corps. Si le plancher est au centre, l'assise, la stabilité de cet être bizarrement conformé par la nature sont perpétuellement menacées. Et les jambes sont réduites à des appendices superflus, télescopiques ou rétractables, comme si l'espace du ventre constituait le tout de la femme.

Pendant et après l'accouchement, le problème ne vient pas de ce qui pourrait "entrer" par cette fente (comme dans le cas du coït, consenti ou non), mais de ce qui risque d'en sortir (un bébé, et ensuite des organes qui ne sont plus retenus dans leur descente). L'urgence, donc, dans les semaines et les mois qui suivent la parturition, est de reconstruire (restons architectes) ce plancher pelvien, donc de réussir la prouesse qui consiste à faire du fermé avec du perçé, et du dur avec du mou. Le maintien en question est en effet strictement musculaire, et non intrinsèque à l'organe ; il peut se renforcer ou s'affaiblir, il est susceptible de variations.
Une femme qui fonctionne "bien" est ouverte, mais pas trop ; elle doit laisser entrer des pénis, elle doit retenir ce qui n'a pas à sortir.
Elle se voit donc transmettre une responsabilité vis à vis de cette partie de son corps ; si le périné demeure béant, c'est qu'il n' a pas été correctement rééduqué, elle l'a traité avec laxisme, comme un petit animal indocile.

J'ai pu entendre une sage-femme souriante et pleine de bonne volonté expliquer, lors d'une séance de préparation à l'accouchement, que dorénavant, les exercices qu'elle nous enseignait seraient à mettre en oeuvre toute notre vie. Toute notre vie...
Toute une vie à resserrer et relâcher spasmodiquement son périné à chaque instant de loisir. Et à s'en vouloir de ne pas le faire, bien évidemment...
Quel être humain autre que la femme qui a enfanté se trouve ainsi tenu, sous peine de déréliction interne, d'entretenir une telle attention, constante, vis à vis de son ventre et de son sexe ?
On apprend donc à la femme à garder, avec une vigilance permanente, ce sentiment que son corps est troué.

Naissance, horreur et rancune

Petite précision préalable : le texte qui va suivre est sans doute assez dur.
Il est à la fois le reflet d'une expérience singulière et subjective, et le fruit de plusieurs années de cogitations sur la question. Il s'est enrichi de témoignages recueillis à droite et à gauche, d'échanges, de discussions.

En d'autres termes : non, il ne décrit pas la réalité ultime de l'accouchement en général. Oui, la naissance d'un enfant peut être une grande fête du corps et de l'esprit, merci, je suis au courant.
Mais parfois (souvent ?), ce n'est pas le cas. J'écris pour cette deuxième catégorie de femmes ; la première peut d'ores et déjà ranger ses souvenirs lumineux et sucrés dans son tiroir à souvenirs personnel, en s'abstenant de venir en faire part ici, merci beaucoup.

L'accouchement est une expérience de solitude et de mort.
Un sacrifice de soi ; sacrifice relativement consenti, jusqu'au moment où la femme en gésine se rend compte de ce qui est en train de se passer. Alors commence une lutte féroce entre la mère et son enfant.
La mère refuse ce qui lui arrive ; elle refuse la douleur, elle refuse de devenir mère avec tout ce que cela implique, elle refuse les humiliations liées à l'environnement médical dans lequel elle est plongée jusqu'au dessus du cou.
Car la médicalisation de l'accouchement reste un bastion solide de l'emprise sociale sur les femmes.
Il s'agit d'être compliante ; se coucher, faire le dos rond, marcher, se faire sonder, se faire visiter par de multiples doigts gantés qui viennent évaluer l'avancement du travail, en un mot : obéir. Parce qu'il doit sortir, cet enfant. Et rien ne peut empêcher cette sortie, à ce moment précis. On la forcera s'il le faut.
Le corps de la femme est donc humilié, au moment même où l'on devrait l'exalter, simplement pour lui insuffler l'héroïsme nécessaire - l'héroïsme qui permettrait d'assumer jusqu'au bout le sacrifice qui est en train d'avoir lieu.
Mais la soumission semble un moyen plus commode ; soumission à la souffrance, acceptation de l'ouverture d'où glissera l'enfant dans le sang et les cris.
Quitte à recourir à la technique si la soumission se fait mal - ou bien au mauvais moment, trop tôt, trop tard. Et l'instrument, guidé par la main de celui qui sait, sage-femme ou obstétricien, terminera l'ouvrage.
Dans les minutes qui suivent, la femme ressent un curieux mélange de désespoir et de soulagement. La porte a été franchie, quelque chose a eu lieu d'irréversible, de terrifiant.
La douleur s'apaise progressivement, remplacée par une gêne diffuse. Le corps reste lourd, encombrant, alors même qu'il est vidé. Le bébé est comme un rêve, entre deux ordres du réel, ni dans le ventre, ni dans le creux des bras, quelque part plus loin...
Il est autre, il nous regarde, nous le regardons, cet être que nous ne sentons plus en nous ; ce qui naît à cette minute, depuis toujours, ce n'est pas seulement un être humain ; c'est la spéculation comme telle.

Mais cette spéculation s'incarne dans un homme (fille ou garçon), qui doit son existence à la soumission de sa mère. Pour naître nous devons forcer le passage et enfoncer une porte, en détruisant toujours un peu ce qu'il y a autour.
Les femmes taisent cependant leur colère, soit d'elles-mêmes, soit (le plus souvent) parce qu'elles reçoivent, en même temps que leur poupon nettoyé, une injonction terrible à pardonner.
Pardonner à l'enfant, aimer l'enfant. S'aimer soi-même, à nouveau, alors qu'on s'est vécue défaillante, souillée, niée. Reprendre une vie mondaine, sexuelle, affective.
Et pour que l'injonction paraisse moins insurmontable, on prétend que les femmes sont "fortes" ; ce qui signifie en réalité qu'on attend d'elles qu'elles le soient, qu'il faut qu'elles le soient pour endurer la maternité et accepter, si possible plusieurs fois, d'être "forcées".
Mais cette force qu'on invoque est pourtant effrayante pour ceux qui la réclament. Il faut à la fois l'endosser et la taire ; à la sidération de la naissance, succède l'auto-censure de la mère, qui serait de toute façon bien en peine de dire ce que nul n'a dit avant elle, ce qu'elle n'a jamais entendu.
N'ayant pas de véritable soubassement culturel articulé, ni littérature, ni tradition narrative ou réflexive qui tienne la route, la jeune mère ne peut s'inscrire que dans de l'empirique, du "vécu", du "ressenti", souvent compassionnel et mièvre.
On comparera avec effroi ce vide à l'abondance de la littérature dite héroïque ou épique ; l'épopée maternelle, elle, n'intéresse personne.