samedi 20 août 2011

Hédonisme contre épicurisme, le choc du combat du retour de la mort

Cette note doit son existence à un lecteur qui se reconnaîtra (merci à toi, L., c'était intéressant à mettre au propre et à ordonner un peu ce bazar là).

L'hédonisme et l'épicurisme sont habituellement balancés sans nuance dans le fourre-tout des doctrines philosophiques du plaisir, sans que la différence entre les deux soit bien claire pour tout le monde. Faut dire que c'est pas si simple. Alors je me lance, et j'vous explique (un peu)...

Déjà, s'agit-il vraiment de deux doctrines philosophiques ? C'est à dire de deux ensembles cohérents, historiquement balisés, avec des défenseurs et des détracteurs, et une assise conceptuelle univoque ? Pour l'épicurisme on peut dire que oui ; pour l'hédonisme, pas si sûr... Il y a bien Aristippe de Cyrène (je vous laisse aller voir qui c'est tous seuls comme des grands), dont le nom est associé à la chose comme un de ses premiers penseurs, mais évidemment, comme souvent, il ne reste quasiment rien de lui qui puisse nous donner une idée un peu précise de ce que pouvaient être sa pensée et son enseignement dans le détail - si tant est d'ailleurs qu'il ait enseigné.

En grec le mot hèdonè signifie plaisir - plaisir physique au sens propre. Il a grosso modo pour équivalent latin voluptas (je ne vous fais pas un dessin sur ce que peut vouloir dire voluptas, c'est assez transparent).
Si l'on suit donc la logique des mots en -isme, un hédoniste est un sinistre individu qui fait du plaisir le principe directeur de ses actes et de ses décisions. Jouissance pour tous, tous pour la jouissance !
Toujours grosso modo, le slogan le plus connu de l'hédonisme, c'est le fameux carpe diem d'Horace, "cueille le jour", une transcription joliment imagée du kairos grec - l'occasion à saisir au vol, le bonheur avant qu'il ne se sauve.
Jouissons donc de ce qui se présente, nous dit l'hédoniste, au moment où cela se présente, sans réflexion sur le passé ni trop d'anticipation de l'avenir ; car la jouissance est le seul vrai bien, et elle ne connaît ni passé ni avenir, elle est toute entière dans l'instant.
Vous remarquerez comment là, on est déjà insensiblement passé de la description d'un principe (le plaisir) à la prescription qui en découle (le plaisir, ok, mais comment). Parce que c'est bien joli de dire que tout est pour jouir, mais le choix de jouir implique de multiples décisions, elles-mêmes découlant de la réponse que l'hédoniste est bien obligé d'apporter à certaines questions, entre autres :
- tous les plaisirs sont-ils aussi bons ? Y a-t-il une échelle des plaisirs qui pourrait nous amener à en préférer certains - et donc à en refuser d'autres ?
- comment s'assurer la jouissance ? Quid de la pauvreté, de la maladie, de la mort ?
- que faire vis-à-vis de ce qui n'est pas plaisir, mais qu'il faut parfois choisir par nécessité (travailler, se lever alors qu'on dormirait bien un peu plus, mettre un préservatif...) ?

L'hédoniste se retrouve donc comme un couillon, ramené à la bonne vieille question initiale : c'est quoi, au fait, le plaisir ? Est-ce que ça ne concerne que le corps ? Et s'il y a aussi des plaisirs de l'esprit, en ce cas, tout peut devenir plaisir dans certaines circonstances - y compris, soyons fou, la vertu. Oui oui, on peut jouir de sa propre moralité, j'en connais. L'essentiel de la morale chrétienne est d'ailleurs plus ou moins fondé sur l'idée qu'il y a un plaisir à faire le bien et à renoncer au monde, plaisir qui n'est qu'un avant-goût prometteur des félicités de l'au-delà.

Donc l'hédoniste, derrière son mot d'ordre en apparence simplet, ne se simplifie pas la tâche. Sa vie est une succession de coups de dés appuyés sur des intuitions parfois assez vagues, des hiérarchies souvent brouillonnes, et une obligation quasi insurmontable de se détemporaliser le plus possible. Tout ça est séduisant mais manque de barreaux auxquels s'agripper. No future, ça donne le vertige.

Les épicuriens pourraient être définis comme des hédonistes frileux. Les messieurs Prudhomme de la jouissance, qui souhaitent mettre un peu d'ordre dans tout ça. Parce que quand la borne est passée, n'est-ce pas, il n'y a plus de limites - et les limites, les épicuriens, ça les fait jouir.
La doctrine épicurienne propose une appréhension très rigoureuse - et souvent austère - du mot d'ordre hédoniste, tout d'abord en définissant plus précisément ce qu'il faut entendre par plaisir. Le maître du Jardin, Epicure, l'identifie à l'absence de douleur. Si j'ai très soif et que je bois un verre d'eau, voilà mon plaisir ; il est entier, parfait, pas besoin d'un grand vin ; c'est ce qu'on appelle le plaisir "stable". Bon, évidemment, les autres hédonistes bougonnent : un chablis blanc bien sec c'est tout de même meilleur qu'un verre d'eau. Ok, ok, Epicure introduit alors la notion de plaisir "en mouvement" : la chatouille supplémentaire qui fait que si j'ai le choix entre les deux, il y en a un qui me semblera meilleur. Mais attention : la différence n'est que de degré, non de nature. Et le plaisir en mouvement, instable par définition, n'est pas préférable - c'est même le contraire. Ainsi, un ventre bien rempli (même de vieilles croûtes) est toujours une bonne chose - une baise formidable mais potentiellement source de complications, non. L'hédonisme épicurien est donc une ascèse.
Sur le problème du temps, les épicuriens introduisent un peu de subtilité là aussi. Pour que la jouissance ait lieu, il faut quand même un minimum d'anticipation - justement parce que tout n'est pas forcément à choisir dans l'éventail des plaisirs supposés. Alors l'épicurien soupèse ses désirs, les évalue en fonction de leur dangerosité, les classe - s'agit-il d'un désir naturel (manger) ou artificiel (devenir une rock-star), nécessaire (toujours manger mais aussi pratiquer la philosophie) ou non nécessaire (sauter la petite blonde, boire une douzième bière) ? La pratique philosophique est supposée entraîner l'élève épicurien à effectuer ce type de calcul, pour le conduire sur la voie de la vie heureuse, celle qui sera débarrassée de la souffrance et pleine des vrais plaisirs...

Je ne rentre pas davantage dans le détail, tout ce qui précède est un aperçu grossier. Disons pour résumer que l'hédonisme est une aspiration, tandis que l'épicurisme est une éthique. Il y a bien d'autres exemples d'éthiques, antiques ou modernes, qui cherchent à encadrer l'hédonisme pour le rendre possible. On peut y trouver un appui - ou pas. En ce qui me concerne, je suis assez peu prescriptive...

mercredi 17 août 2011

La fixette amoureuse



C'est bien joli de repérer les pièges de l'amuur, mais ça n'empêche pas toujours de tomber dedans. Il y a des relations avec lesquelles les accommodements raisonnables sont difficiles - impossibles peut-être. 
Ces relations ne sont ni plus belles ni plus profondes ou "sérieuses" (quel drame tout de même d'utiliser le même vocable pour désigner la vie affective et les impératifs fiscaux...), elles sont principalement plus encombrantes. On aime, on ne sait pas quoi en faire, et rien n'allège jamais le poids du sentiment éprouvé. La crise de folie érotique, plaisante le plus souvent, prend alors la forme d'une vilaine crise de foie.
Ces relations-là ont pour particularité de ne jamais bien se dérouler. Ce qui est assez logique si l'on considère comme l'auteur de ces lignes que l'affectif bien vécu entre adultes raisonnables éclaire et enjolive l'existence au lieu de la plomber. Auquel cas, il peut accompagner nos autres pensées ou activités, en leur donnant une jolie coloration bleu ciel - mais il ne s'y superpose pas comme un vilain pâté. L'amour serein sait se faire oublier ; la fixette amoureuse, nourrie par le manque, l'insatisfaction, le doute et la peur, oblitère tout ce qui n'est pas elle. Elle s'accroche comme le ténia, elle absorbe, elle contamine de son fiel les idées les plus enthousiasmantes, les projets les plus honorables.
Aucun remède à cet état. La victime de la fixette ne peut que ronger son frein, le temps seul saura affaiblir le parasite - jusqu'à ce qu'il ne soit plus, un jour, qu'un bien mauvais souvenir.