vendredi 10 juillet 2009

y croire encore

La guêpe fit quelques tours pour rien, survolant à plaisir la toile cirée rouge.
Ernestine fronça le sourcil sans lever les yeux, et fit un petit geste agacé de la main gauche, tandis que sa main droite remontait ses lunettes un peu plus haut sur son nez fin et long. Ne tenant aucun compte de cet avertissement, la guêpe opérait déjà une approche savante du sucrier. Ernestine, toujours sans un regard vers l'audacieuse, saisit le petit couvercle oblong ; alors que l'insecte, ivre déjà de l'odeur du sucre, se posait sur les parallélépipèdes blancs, elle l'ensevelit d'un geste sec et précis.
On entendait à présent de petits vrombissements furieux ; Ernestine regarda enfin le sucrier, d'un air contrarié. Fallait-il laisser l'asphyxie suivre son cours ? Ernestine ne se sentait pas capable d'assumer jusqu'au bout sa place dans la hiérarchie des espèces. Elle prit le sucrier dans ses mains, et tout en maintenant soigneusement le couvercle fermé, se dirigea vers la porte de la cuisine, qui demeurait toujours ouverte par ces chaudes journées de juin. Au moment de libérer l'animal, elle eut une hésitation ; la guêpe, rendue furieuse par l'angoisse de la captivité, risquait fort de se retourner contre elle et de la piquer avec rage.
Au moment où elle se décidait enfin à entrouvrir le sucrier, avec mille précautions, elle se rendit compte que le vrombissement avait cessé ; la guêpe était morte. Le petit corps rayé, recroquevillé, semblait une ordure minuscule. Avec un soupir, Ernestine revint sur ses pas et jeta le contenu entier du sucrier dans la poubelle. Elle rinça l'ustensile, le déposa sur l'égouttoir, et revint à ses mots croisés.
En poudre, en dix lettres.

Il faut croire que l'ensemble du monde animal avait aujourd'hui des comptes à régler avec elle. Alors qu'elle tentait de rassembler ses esprits, le hurlement de Mina retentit dans la cour. Ernestine poussa un profond soupir, et, résigné, se dirigea à nouveau vers la porte, qu'elle ouvrit toute grande. La chatte chartreuse, sur le muret de pierre, entourée d'une nuée de soupirants velus, se trémoussait dans des postures non équivoques ; elle accompagnait sa danse érotique d'une série de cris, feulements et miaulements rauques, certainement délectables pour des oreilles félines, mais absoluent insupportables pour tout le reste du voisinage.
Nouveau dilemme ; disperser à grands coups de balais la meute, et enfermer Mina ? Elle ne pouvait se résigner à l'opération, pourtant bénigne, qui aurait débarrassé la chatte de ses envahissantes chaleurs. Jusqu'à présent, elle avait toujours trouvé à placer les nombreux rejetons de Mina, parmi les enfants et les petits enfants de ses amies et voisines ; mais tous les ans la sarabande reprenait, et durait parfois jusqu'à une semaine entière. Mina n'était pas de ces chattes discrètes qui vont assouvir leur vice au loin, cachant leur honte aux fins fonds des bois et des terrains vagues ; Ernestine, la regardant, songeait à ces couples adolescents cherchant l'asile de leur sexualité naissante au sein du foyer familial. Etait-elle, vis à vis de Mina, coupable elle aussi d'un regrettable laxisme parental ? Ernestine sourit, constatant le tour parfaitement absurde que prenait sa réflexion. Elle s'approcha du muret ; Mina détala, la meute à ses trousses.
Filant sur la route, la ribambelle miaulante obligea Simone, qui arrivait sur son vélo, à faire une embardée. Elle posa un pied sur le trottoir, et entreprit de se baisser pour ramasser les oranges qui avaient roulé à terre, précipités hors de la cagette qu'elle avait fixée sur le porte-bagage.
Ernestine se précipita à son aide.
« Ne t'inquiète pas, va, c'est pas la première fois que des chats me tricotent dans les pattes !
Cette saleté de Mina est encore en chaleur.
Eh bien, c'est naturel, non ? Tu ne la fais pas opérer !
Je sais, Simone, je sais...
Je t'avais amené des oranges ; Ange m'en a ramené douze kilos hier, je ne sais pas quoi en faire!
Merci, tu es bien gentille ; tu prends le café, au moins ?
Bien sûr, si je ne te dérange pas...
Comme si les visites pouvaient me déranger ! »

Les deux femmes s'installèrent dans la cuisine, la seule pièce un peu fraîche de la maison d'Ernestine. La lumière du début d'été, dorée, soyeuse, pénétrait par l'entrebaillement de la porte. Ernestine mit de l'eau à chauffer, et remit du sucre dans le sucrier, qui était sec à présent. Pendant qu'elle sortait son pot de café du frigo, Simone lui demanda :
« Alors, toujours dans tes mots croisés ?
Que veux-tu ma belle, il faut bien s'occuper ! Et puis ça me remue un peu le cerveau, ça m'oblige... Le café, tu le veux comment ?
Pas trop fort, dis, il est déjà tard ! Après je ne vais pas pouvoir dormir, et Ange va encore dire que je remue comme une puce.
C'est vrai que lui, il a jamais eu de problème pour s'endormir ! Même en cours de mathématique!
Surtout en cours de mathématique ! »

Dans un passé qui semblait déjà si lointain, Ange et Simone étaient deux écoliers et Ernestine, une institutrice de village, responsable d'une classe unique qui avait vu défiler sur ses bancs toutes les familles des environs. Avant Ange et Simone, il y avait eu leurs parents : Mathilde et François, Toussainte et Joseph. Ernestine estimait qu'elle avait formé deux générations d'habitants. Elle avait vu l'installation des nouvelles familles, le départ des anciennes ; elle avait constaté le remplacement progressif des chemises de cotons et des robes à volants par l'uniforme mondial des écoliers de tout pays : l'inévitable T-shirt et le pantalon de jeans que la mode faisait plus ou moins bleu, plus ou moins usé, plus ou moins large... Elle avait accepté avec sérénité ces modifications vestimentaires, qui ne s'accompagnaient pas à ses yeux d'une transformation réelle de ceux qui les revendiquaient. Les élèves restaient toujours des élèves, chahuteurs, bavards, indisciplinés, rêveurs, nuls en orthographe, insupportables et attachants. Elle avait vu se suivre les réformes : réforme des méthodes, réforme des programmes, réforme du vocabulaire – elle avait été un peu étonnée d'apprendre, quelques années avant sa retraite, qu'elle n'était plus institutrice mais « professeur des écoles ». Pourquoi pas après tout... Ernestine n'attachait pas énormément d'importance à ce genre de détails.

Après sa retraite, Ernestine avait regagné sa ville d'origine, à trente kilomètres du village où elle avait exercé. Il n'était pas rare que d'anciens élèves, qui avaient conservé avec elle des liens d'amitié, viennent lui rendre visite. Tout comme Simone aujourd'hui, ces villageois n'arrivaient jamais les mains vides ; tant il est vrai que les petits cadeaux de voisinage, légumes du jardin, confitures ou pâtisseries de ménage, herbes odorantes ramassées la veille dans le maquis tout proche, jouent un rôle prépondérant dans la sociabilité provinciale. Ernestine n'était pas en reste, ayant toujours au fond d'un placard de sa cuisine une boîte de chocolats et des petits biscuits pour accompagner le café frais qu'elle servait à ses visiteurs. Si le soir approchait, une petite liqueur était proposée, qu'il était d'usage de refuser une première fois, puis de boire lentement, en y trempant un gâteau sec qui absorbait comme une éponge le puissant liquide.

Simone avait déposé son chapeau de paille sur une chaise, et tournait à présent son café d'un geste appliqué. La petite tasse de porcelaine blanche, dont la forme gracieuse était délicieusement désuette, faisait un effet curieux posée sans soucoupe sur la toile cirée à carreaux rouges.
« Et ta famille ? Tout le monde va bien ?
Pascal marche bien, tu sais ! Tu serais étonnée de voir ses cahiers !
Connaissant sa mère, je ne suis pas étonnée du tout... Tu étais première partout, si mes souvenirs sont exacts.
Oh, moi... J'apprenais tout par coeur, j'étais une besogneuse. Pascal est vraiment très intelligent ; il lit tout ce qui lui tombe sous la main. Et il pose beaucoup de questions.
Ange aussi était très malin. S'il avait voulu travailler, il aurait fait ce qu'il aurait voulu.
Il était surtout malin pour inventer des sales coups ! Comment peux-tu ne pas lui en vouloir, de tout ce qu'il t'a fait voir ?
Mon Dieu, en quarante ans j'en ai vu d'autres ! Et je dois bien avouer qu'il avait un certain humour...
Tu étais surtout d'une patience de mouton ! »

Ernestine éclata de rire, et ferma quelques instants les yeux. Elle les rouvrit, redressant ses lunettes qui avaient à nouveau glissé sur son nez, et demanda :
« Et Jérôme ?
Jérôme va très bien, je l'ai laissé à maman pour la journée.
Elle doit être ravie !
Penses-tu, il la rend chèvre ! Il la ferait marcher sur les mains. Pour revenir à Pascal... »

Simone s'arrêta, et resta bouche ouverte, l'air un peu stupide. On aurait dit qu'elle ne savait plus parler. Ernestine ne s'en étonna pas ; Simone enfant avait déjà l'habitude de s'interrompre au moment de se lancer dans une argumentation complexe, ou bien avant de réciter une leçon, comme un coureur qui interromprait son élan pour mieux mesurer l'obstacle et évaluer ses chances.

« Oui, il y a quand même quelque chose que je voudrais te demander avec Pascal.
Vas-y, je t'écoute. Si je peux te conseiller, je le ferai.
Je sais que tu le feras, Ernestine. J'avoue que je ne sais pas trop par où commencer ... Voilà, sa maîtresse de cette année m'a plusieurs fois dit qu'il était vraiment, vraiment très très doué...
Et elle te suggère de lui faire sauter une classe, c'est ça ?
Si ça n'avait été que ça ! Pour tout te dire, elle m'a dit que Pascal était surdoué, et qu'il fallait qu'il change d'école.
Vraiment ?
Oui. Il y a un institut à Marseille, une sorte d'école pour surdoués. On leur fait faire du piano, de la peinture, et ils suivent un programme scolaire adapté à leur niveau.
Je vois... On les parque entre eux, comme des petits monstres, qu'on ne doit pas mélanger aux enfants normaux...
Ce n'est pas vraiment comme ça qu'elle me l'a présentée !
Oui, mais c'est comme ça que Pascal risque de le vivre. »

Simone se tut, et soupesa mentalement la sentence d'Ernestine. Elle releva le menton et sourit.
« Ta réaction ne me surprend pas. J'ai eu un peu la même. Mais Ange n'est pas de notre avis.
Tiens donc ! Mais qu'en pense-t-il alors, ton cher mari ?
Ange... Tu le connais, quand il commence à réfléchir, on ne sait pas trop où ça peut aller.
C'est le moins qu'on puisse dire !
Il s'est mis dans la tête que Pascal allait devenir comme lui, s'il n'allait pas dans cette école. Un cancre.
Je vois... »

Les souvenirs cascadaient en effet devant les yeux d'Ernestine. Un petit garçon souriant, charmant, absolument insupportable et furieusement attachant. Les petits rongeurs dissimulés au fond des poches et sortis au moment opportun sous le nez des fillettes terrorisées, les bagarres et leur cortège d'oeils pochés et de nez sanguinolents, les bancs recouverts de mine pilés qui enduisaient d'un noir indélébile les pantalons. Les larmes et les cris aussi, qui s'entendaient à l'autre bout du village lorsqu'il fallait faire signer les carnets scolaires... Et bien plus tard, quelques bêtises un peu plus graves, l'échec au collège, l'abandon des études, la reprise contrainte de l'exploitation familiale après un CAP passé sans enthousiasme.
Ange, enfant surdoué ? Laminé par une institution incapable de suivre son rythme ? Peut-être.

« Mais Pascal, il me semble, n'a pas du tout les mêmes problèmes de comportement que son père. Il se tient bien, il prend du plaisir à travailler...
Ange pense que ça ne peut pas durer. Il a peut-être raison.
Si tu es d'accord avec ton mari, pourquoi viens-tu me demander conseil ?
Je voudrais ton avis, avant de prendre une décision, parce que...
Oui ?
A vrai dire, il y a un problème d'argent. »

Ernestine ôta ses lunettes et les essuya du coin de sa blouse de coton – geste qui chez elle traduisait une certaine gêne. Derrière la façade humaniste, le projet social ambitieux et révolutionnaire...

« Laisse-moi deviner... L'institut est privé.
Oui. Et les droits d'inscription ne sont pas donnés.
Pas de système de bourse ?
Aucun, nous nous sommes renseigné.
Et comment se fait-il que l'institutrice de Pascal ait pu vous conseiller une chose pareille ?
Elle ne nous l'a pas vraiment conseillé, c'est Ange qui s'est renseigné tout seul après l'entretien avec cette dame. Elle, elle voulait plutôt l'envoyer à Paris, dans une boîte équivalente, mais publique.
A Paris ? Un gamin de huit ans ?
Oui, Marseille, ce serait mieux, tu comprends.
Simone, puisque tu es venue me demander mon avis, je vais te le donner. Vous allez au devant d'ennuis sérieux si vous vous lancez dans ce projet délirant. Parce qu'il est délirant, aussi bien sur le plan moral que sur le plan financier. Pascal doit rester dans un environnement normal, avec des enfants de son âge et de son milieu. Si tu l'envoies là-bas, Ange et toi vous allez le massacrer et sans doute le perdre.
Donc, tu nous le déconseilles ?
Je ne déconseille pas, j'interdis ! Et c'est l'ancienne maîtresse qui parle ! »

Simone sirota une gorgée de café, l'air ennuyé.

« Tu n'as jamais pu te faire obéir d'Ange.
Mais de toi, si.
Cette fois-ci, ça ne suffira pas, Ernestine. Il veut vendre la vigne.
Quelle bêtise ! »

Un silence un peu lourd s'installa entre les deux femmes, brisé par le roucoulement entêtant d'une tourterelle posée sur le toit. Simone vida sa tasse, la reposa sur la soucoupe et se leva.

« Ernestine, je te remercie, pour le café et pour tout le reste. Même si je sais que ça ne mènera pas à grand chose, je vais en reparler à Ange ce soir.
N'hésite pas à repasser, viens quand tu veux. La porte est ouverte.
Je sais. A bientôt. »

La silhouette un peu ronde de Simone disparut derrière le pâté de maison, bringuebalant sur son vélo, le chapeau posé à la diable sur le sommet du crâne. Ernestine, debout dans l'embrasure de la porte, essuyait ses lunettes.
Elle avait tort quand elle s'imaginait que parents et enfants restaient les mêmes, identiques sous les kaléidoscopes de la mode. L'époque était bien terminée, où les mômes, loin de toute catégorisation grandissaient à leur rythme. Oh, elle n'était pas de ceux qui se lamentent au souvenir d'un passé idéalisé, souvent pur fantasme entretenu par une nostalgie nauséabonde. Aucune enfance ne pouvait se vanter d'avoir pris place dans un âge d'or, et si les bambins étaient plus libres cinquante ans auparavant, c'est surtout parce que l'absence de toute perspective d'échappatoire interdisait à leurs parents de projeter sur eux leurs souhaits d'émancipation sociale. Le petit ouvrier doué n'échappait pas pour autant à l'usine au jour de ses quatorze ans, la petite paysanne apprenait à compter pour mieux tenir les livres de vente des oeufs, et le fils du pharmacien, bête à pleurer, partait victorieux au collège en bombant le torse sous sa veste de velours.
Mais l' indéniable progrès que représentait l'accès aux études pour tous, valait-il que toute une génération de parents avides lui sacrifient ainsi leurs petits ? Et que la vivacité d'esprit, la finesse, la rapidité d'un enfant se transforment en « compétences », en valeurs à faire fructifier, en capital pour lâcher le mot ? Quelle école spécialisée remplacera jamais les parties de football, les copains du quartier, la baignade après les cours et tous ces plaisirs qui ont toujours fait le sel de l'enfance ?

Elle se rassit, reprit son journal, et laissa ses yeux errer quelques instants dans le vide. Puis, d'un geste précis, elle inscrivit dans les cases du jeu, d'une écriture sèche, le mot : ESCAMPETTE.