mercredi 26 juin 2013

Sois libre, je le veux...

Aujourd'hui j'ai choisi un format long. Ce qui ne veut pas dire que je considère les lignes qui suivent comme constituant un développement suffisant sur la question qu'elles abordent. En réalité, si j'arrive déjà à suggérer pourquoi je pense qu'en l'état actuel de notre réflexion collective sur la notion de consentement, rien de convaincant ne pourra être produit en cette matière, j'aurai plus que largement atteint mon objectif. Car concernant la GPA (le mot est lâché) c'est bien de consentement qu'il s'agit. Comme c'était déjà le cas pour deux sujets sensibles de ces dernières années :la prostitution et le voile. Deux sujets sur lesquels j'ai commencé à réfléchir il y a plus de dix ans, sur lesquels mes convictions se sont lentement mais sûrement érodées, jusqu'à se transformer en doute méthodique ; sur lesquels a rapidement clignoté ce mot :consentement, indépassable, hermétique, hallucinant. Je tiens ici à remercier le magazine Marianne qui, à la faveur d'un article qui tourne aujourd'hui sur les réseaux sociaux(http://www.marianne.net/La-GPA-ou-la-traite-des-meres_a227987.html),m'a permis, par ses faiblesses, de commencer à organiser négativement les questions et les doutes qui m'agitent et m'habitent concernant la GPA. Je suppose que ça va un peu piquer les yeux à quelques uns. Allons-y brutalement : non, je ne suis pas absolument horrifiée par cette perspective. Elle m'interroge, elle m'inquiète mais je crois qu'il est peu intéressant de la considérer uniquement comme un repoussoir. Car pour le moment je constate que nous n'avons à notre disposition, hors cette sainte horreur qui nous étreint,aucun argument solide à lui opposer. Sous les cris, le roi est nu. Donc pensons - et comme on ne pense pas bien à partir de rien, prenons comme base, pourquoi pas, cet article de Marianne. En le lisant, un mot m'a sauté aux yeux dans les premiers paragraphes -à la gorge, plutôt : le mot "enfant". Il est employé excessivement souvent, et occupe dans sa première partie tout l'espace conceptuel de l'article. Est-il d'ailleurs légitime ? En toute logique, pas vraiment : il est employé pour désigner le fœtus que porte la femme - qui en termes juridiques et biologiques n'est pas encore un enfant. Mais évidemment on suppose qu'il s'agit d'attirer notre attention sur le fait que la GPA ferait en réalité deux victimes : la mère et l'enfant. Car s'il n'y a pas enfant, il n'y a qu'une victime : la femme qui porte le fœtus - ce dernier n'ayant pas de statut possible de victime. Dans quel contexte ai-je déjà vu cette manipulation rhétorique ? Dans quel contexte a-t-on déjà ainsi habilement substitué l'enfant à la mère, et,sous couvert d'ajouter une victime, a-t-on finalement donné la plus grande charge émotionnelle à la seconde ? Ha oui : dans les argumentaires opposés au droit à l'IVG. Donc si je suis Marianne, ce qui est au premier chef révoltant dans la GPA, c'est séparer l'enfant de celle qui l'a attendu, nourri, abrité en son ventre, espéré ;celui qui subit la plus grande violence finalement, c'est l'enfant.Et la mère porteuse est interdite et taboue, parce que la mère contient l'enfant. Elle n'a pas le droit de disposer de son utérus,parce que cet utérus a pour hôte un enfant. Et pour la même raison, selon certains, elle n'a pas plus le droit d'expulser l'enfant lorsqu'elle ne souhaite pas devenir mère, ni de l'abandonner à sa naissance. IVG, naissance sous X, GPA ; trois cas de figure dans lesquels on peut tenir le même raisonnement, qui interdit l'acte pour faire valoir le droit de l'enfant ou du fœtus converti (subverti?) en enfant contre le droit de la femme à disposer librement de son corps. C'est une position audible, qui a au moins le mérite de la cohérence.Mais c'est impossible à tenir ; il est hors de question je suppose, pour la plupart des indignés de la GPA, de remettre en question dans le même lot le droit à l'IVG ou celui à l'abandon sous X. Allons plus loin : en vertu du droit de l'enfant non plus à naître mais né, ne faut-il pas rester logique et interdire l'allaitement artificiel ? Et la mère, si son droit de disposer d'elle-même passe nécessairement après celui de l'enfant,doit-elle avoir l'autorisation de travailler hors de chez elle pendant la première année de vie de l'enfant – alors que, et c'est une vérité scientifique, aujourd'hui démontrée, qu'il serait absurde de dissimuler, on sait à quel point l'attachement,très important pour le développement du nourrisson, se nourrit dans les premiers mois d'existence de la proximité avec celle qui le materne ? Je pense que si on commence à expliquer à ceux qui se révulsent devant la GPA que la logique de l'argument du droit de l'enfant à ne pas être séparé de sa mère entraîne dans sa suite tout ce que je viens d'énoncer, ils seront un peu plus circonspect. On est en réalité, il me semble, dans un domaine éthique où la frontière entre l'interdit absolu et l'arbitrage de bon sens est très difficile à établir une fois pour toute. Interdire aux mères de travailler ou d'avoir recours à un biberon semble une attaque insupportable à la liberté des femmes ; mais alors, pourquoi donc ne pourrait-on voir le même genre d'attaque insupportable dans le fait de leur interdire d'avorter ou... de louer leur utérus ?N'est-il pas là aussi question de la même liberté ? De la même revendication à disposer de son corps ? Pourquoi la revendication est-elle dans un cas légitime, dans l'autre pas ?Je n'ai aucune réponse à apporter à cela, et j'attends encore qu'on m'en propose. L'article de Marianne ne dit rien de ces difficultés. Mais voici que le texte glisse vers une toute autre question : celle de la rémunération. Par ce glissement, le point de vue est retourné : il n'est à partir de maintenant plus question du droit de l'enfant, mais de celui de la mère. La question de la rémunération est extrêmement complexe en réalité.Il y a deux cas de figure possibles pour la GPA : on peut considérer qu'il s'agit soit d'un commerce (donc avec rémunération),soit d'un don. Le second cas est prestement évacué : l'article nous dit que d'une part les gestatrices sont toujours rémunérées, d'autre part que dans un tel cas, le don est de toute façon inenvisageable :Comment croire qu'en France des femmes seraient prêtes à porter gratuitement un enfant pour le donner ? Et pourtant, en France, aujourd'hui, des femmes donnent leur sang, leurs ovules, leur plasma, parfois leur rein ou leur moëlle... Et tout le monde trouve ça très bien, très courageux, très noble. Et pourtant certains de ces dons impliquent des procédures lourdes,douloureuses, parfois dangereuses quand il s'agit d'un rein. Mais elles le font. Si cette générosité existe, pourquoi supposer ainsi qu'elle ne peut avoir lieu pour une gestation ? C'est un peu léger sur le plan argumentatif. C'est supposer qu'il faudrait être folle, dérangée pour accepter une chose pareille – et que le consentement dans un tel cas ne peut pas être tenu pour valable...Voyons, où ai-je déjà lu cela ? Ha oui. C'était à propos du port du voile islamique. La ficelle rhétorique de l'impossibilité du consentement devant une aliénation de soi trop grande, je l'ai bien souvent croisée dans ce domaine. Les femmes portant le voile ne peuvent y être autorisées,il faut les sauver d'elles-mêmes car elles sont incapables de réaliser leur aliénation. Elles ont beau faire des études supérieures, militer dans des partis ou des associations, gagner leur vie, leur parole est inaudible. J'avoue que je n'aime pas croiser des femmes voilées. Je le reconnais, ça me gêne, ça me met mal à l'aise. Mais je n'aime pas non plus croiser des skinheads, des personnes tatouées sur la figure, des femmes maquillées comme des voitures volées, des hommes arborant des tenues paramilitaires. Et moi-même je refuserais de porter ces tenues si on souhaitait m'y forcer. Pour autant, je dois bien reconnaître que la présence de ces individus dans l'espace public n'est pas en soi gênante. Si l'on considère que leur tenue marque une appartenance à une idéologie qu'on peut réprouver, interdire la tenue n'a jamais eu pour effet de détruire l'idéologie en question ; en revanche, l'effet réel immédiatement et véritablement constaté est proprement liberticide puisqu'il s'agit de limiter la circulation dans l'espace public d'un certain nombre de personnes. Et la privation de liberté est d'autant plus insupportable qu'elle s'accompagne d'un discours paternaliste expliquant aux individus concernés que ce qui les entrave en réalité les libère, et qu'aucun de leurs arguments ne saurait être écouté,car rien ne peut justifier de porter un voile islamique. Et tout est dit sur l'impossibilité du don ; là encore, Marianne n'ira pas plus loin. Mais quand bien même. Quand bien même elles se feraient payer. Qu'y a-t-il de honteux à faire payer une activité pénible ? Car la grossesse est bien un genre d'activité pénible. Voyons ce que dit Marianne sur la non-licéité du commerce que serait alors la GPA : pourquoi est-il inenvisageable de louer son utérus ? Notons que pour Marianne, il est bien entendu que ce sont des femmes pauvres qui vont se prêter à ce commerce. Il s'agit toujours d'un revenu important au regard du niveau de vie de la mère porteuse. Même en Roumanie où la rémunération est illégale,«nous le faisons tous pour l'argent » (Courrierinternational, le 23 octobre 2012). C'est souvent le mari de la mère porteuse qui y pousse. En Inde, la GPA est à la source d'une catastrophe sanitaire et humaine (The Lancet, le 10 novembre2012). Donc la GPA si je résume est une solution envisagée par certaines femmes,éventuellement sous contrainte d'un homme, pour compenser une misère réelle par la compensation financière qu'elles en obtiennent. Plus loin encore on lit : Beau progrès social, si le gouvernement règle les problèmes de la prostitution étudiante et du surendettement en légalisant la GPA... Belle dislocation du droit du travail, s'il en était ! Quelle tromperie, en échange du bien le plus précieux : la vie, au risque de la sienne. Prostitution :au détour d'une phrase le mot est lâché. La GPA est en réalité une prostitution déguisée – ou plus exactement, c'est une façon tout aussi transgressive et supposément infâmante de gagner de l'argent. Et les arguments qui stigmatisent la GPA sont les mêmes que ceux qui stigmatisent la prostitution : il est impossible de considérer chacune de ces pratiques comme un commerce tolérable, car chacune cumule deux traits insupportables : l'immoralité et la dangerosité. Se prostituer /louer son utérus, c'est mal, c'est sordide et nécessairement avilissant pour la femme qui le pratique ; se prostituer/louer son utérus c'est dangereux, ça met la santé du corps en péril et ça implique d'être mêlé à des trafics louches, de travailler sous la coupe de bandits, etc. Là encore il sera inenvisageable de seulement écouter la parole des femmes qui ne se reconnaissent pas dans un tel tableau. Tu es gestatrice/prostituée= tu es avilie/en danger. Ce n'est pas une façon légitime de gagner de l'argent, un point c'est tout – et si tu imagines que tu le fais librement, tu te leurres toi-même, tu ne PEUX pas consentir réellement à ces pratiques. Parce que, comme la femme voilée,comme la femme qui avorte, en réalité, tu le fais sous contrainte(contrainte de ton mec qui veut que tu avortes, contrainte de ton mari qui te prostitue, contrainte de tes parents qui te soumettent à la loi coranique, contrainte de ta misère, tout simplement). On me dira que les contre-exemples sont rares, que les prostituées qui affirment qu'elles ne sont pas sous contrainte sont des affabulatrices, que les femmes qui avortent souffrent toutes ensuite de leur avortement, etc. Je répondrai :nous n'en savons rien. Il est rigoureusement impossible de savoir ce qu'il en est réellement du consentement d'un individu qui n'est pas dans une situation objective d'aliénation. Une femme qui n'est pas explicitement esclave ou mineure est considérée par le droit comme un individu a priori libre. Son consentement en tant que prostituée ou femme voilée est tout aussi éclairé et valide que celui de la malheureuse qui accepte pour nourrir sa famille de faire les trois huit dans une usine de poisson ou qui nettoie les toilettes du stade Gerland après un soir de match ; ainsi que le consentement du militaire ou du journaliste grand reporter qui pratiquent tous deux un métier bien souvent hautement dangereux. Nous ne sommes pas dans sa tête, nous ne savons pas ce qui la motive, nous ne savons pas ce qu'elle pense,ce qu'elle ressent, ce qu'elle sait ou ne sait pas. Et nous sommes donc, jusqu'à l'invention de la machine à explorer les cerveaux,tenus de lui accorder un minimum de crédit quand elle décrit sa situation. Il y a des avortements sous contraintes, des mariages forcés, des esclaves de réseaux de prostitution, et sans doute aussi des gestatrices traitées comme du bétail. Et contre ces infamies il faut lutter sans relâche. Mais il y a aussi des avortements librement choisis, des femmes cultivées qui vivent leur spiritualité en l'affichant sous un voile, des prostituées indépendantes et des gestatrices... libres. Qu'elles soient ou non minoritaires ne suffit pas à nier leur existence. Et ça me gêne profondément qu'on le fasse systématiquement. Et en tout état de cause, je ne considère pas en ce domaine l'argument de l'absence de consentement ou du consentement vicié comme a priori valide – pour les mêmes raisons que dans les autres cas que j'ai cités : avortement, voile,prostitution. Si on n'a que ça en magasin pour s'opposer à la GPA, je suis navrée mais ça ne tiendra pas la route longtemps. Je considère que sur ces questions, nos sociétés sont profondément immatures. Nous fonctionnons encore avec l'idée qu'il y a certaines catégories de personnes qui n'ont pas un niveau de responsabilité et d'autonomie tels qu'on puisse leur accorder la capacité de prendre des décisions libres. Pour ces personnes, par définition faibles, il convient de prendre les décisions à leur place – y compris des décisions qui vont contre leur volonté explicite. On le fait pour les enfants, on le fait pour les femmes (essayez de vous faire ligaturer les trompes en France, essayez d'accoucher sans qu'on vous allonge de force,etc), on le fait pour les malades, les fous, les chômeurs, les immigrants, les pauvres en général... Et pour les putes, et pour les musulmans, et pour tous ceux qui souhaitent faire un usage non-consensuel de leur corps, de leur argent, de leur vie. Et l'on considère que faire disparaître les signes d'un consentement qui accuse l'ordre établi suffira à résoudre le problème. Faisons disparaître les voiles, les prostituées ; rendons l'accès à l'avortement difficile ; interdisons la GPA. Et comme ça on ne verra plus la misère, puisqu'on ne verra plus les choix extrêmes qu'elle peut entraîner. On pense détruire les signifiés en détruisant les signes... Quelle naïveté. Je ne souhaite pas à ma fille de se trouver avec ce seul moyen de gagner sa vie.Vraiment, non, pas plus que de devoir se prostituer, de se trouver gagnée par la crise mystique universelle qui fait chercher un refuge dans le respect de pratiques religieuses contestables.Pas plus que de devoir nettoyer les toilettes du stade Gerland. Mais je ne lui souhaite pas davantage de grandir dans un monde ou tout le monde saura, mieux qu'elle, comment elle doit disposer de son corps...

Nyotaimori

J. dîne ce soir chez E., qu'elle n'a pas vu depuis longtemps. Il l'accueille le sourire aux lèvres et lui vole immédiatement un baiser tandis qu'elle ôte son petit manteau de velours. Elle retrouve avec plaisir le goût de sa langue chaude et douce et l'enlace avec tendresse. Elle espère bien qu'ils n'en resteront pas là. E. rentre d'un voyage au Japon, et tandis qu'ils s'installent sur son canapé, commence à lui conter les découvertes et les rencontres qui ont émaillé son périple. Sur la table basse, de petits bols remplis de ses amuses-gueule préférés accompagnent le vin blanc sec qu'il a rafraîchi très soigneusement pour elle. Heureuse, elle l'écoute et se laisse bercer par sa conversation. "Les japonais ont un rapport au corps fascinant, très éloigné du nôtre. Ils ont développé une gamme invraisemblable de pratiques érotiques d'un grand raffinement ; ce sont comme des rituels, des cérémonies sacrées. - Que veux-tu dire par là ? - As-tu entendu parler du nyotaimori ? - Non... - Disons que c'est une variante vraiment particulière de l'art de la table... Le repas est servi sur le corps nu d'une femme, qui ne doit ni parler ni bouger, ne serait-ce qu'un cil, pendant toute la durée des agapes. Bien entendu, ce sont des hommes et uniquement des hommes qui sont invités à la dégustation... - Mais que font-ils une fois le couvert desservi ? - Rien. Il n'y a pas de rapport sexuel avec la jeune fille. Elle est là, comme un meuble particulièrement élégant, muette, immobile. Elle sent l'effleurement des baguettes, le poids des aliments chauds ou froids sur sa peau, elle entend les conversations autour d'elle - parfois à propos d'elle, car les convives commentent sa beauté et la perfection de sa posture... - Intéressant..." J. sourit, amusée de l'enthousiasme de E. Elle-même ne voit pas très bien l'intérêt de la chose et se demande surtout comment il est possible de parvenir à une telle sérénité. "C'est une forme de pratique du zen. Contrôle de la respiration et des mouvements du corps, impassibilité absolue... Un exercice de contention. - J'en serais bien incapable ! - Tu veux qu'on essaye ?" E. la regarde d'un air gourmand (c'est le cas de le dire). J. rit franchement cette fois-ci : "Tu vas être déçu ! Je suis bien trop nerveuse pour ce genre de jeu." Toujours riant, elle déboutonne son chemisier et s'allonge sur le canapé. "Regarde, tu vas voir ! Pose quelque chose sur ma poitrine." E. prend une poignée d'olives vertes dans un bol, et les dispose entre ses seins. Le contact des fruits frais et huileux la fait légèrement sursauter. "Tu vois ! Je gigote dès que tu les mets en place. - C'est une question d'habitude. Essaie de ne penser à rien, laisse-toi complètement aller." J. se concentre sur un point au plafond, ferme les yeux, tente de détendre tous ses muscles. E. pioche une olive, et laisse un peu traîner son doigt au passage ; J. frissonne, retient tant bien que mal le rire provoqué par la chatouille. Elle a la chair de poule. E. ne dit rien et poursuit son manège. Il pose à présent à côté des olives son verre de vin blanc. "Si tu bouges, attention, mon canapé sera mouillé. Respire très lentement... - Je sens que je vais prendre une crampe... C'est très engourdissant de rester ainsi sans bouger." E. se dépêche de terminer son pique-nique improvisé et reprend son verre. "Tu as raison, il te faut beaucoup d'entraînement. J'avais oublié à quel point tu peux gigoter... Mais il y a des solutions. - Des solutions ? Tu veux vraiment m'entraîner au... Au quoi déjà ? - Au nyotaimori. N'y pensons plus, on verra ça plus tard." E. lui ressert un verre de vin. J. grignote du bout des doigts, elle est un peu grisée par l'alcool mais aussi par le plaisir de retrouver E. Il se rapproche d'elle et glisse sa main sous le chemisier toujours ouvert. J. se laisse aller sous la caresse. E. dégrafe son soutien-gorge d'une main, et de l'autre malaxe son sein droit dont le téton pointe, invitation chaleureuse à ne surtout pas arrêter. Elle s'allonge sur le dos, il la recouvre de son corps et se frotte contre elle en embrassant son cou, ses épaules ; ses lèvres et sa langue descendent sur son ventre et s'attardent sur son nombril, lui aussi sensible à ce contact délicieux. J., les yeux fermés, grogne de plaisir. Soudain E. s'interrompt. Elle le sent se redresser, et devine qu'il cherche quelque chose qui semble posé par terre, derrière le canapé. Elle n'ouvre pas les yeux, excitée ; quelle surprise a-t-il préparée pour elle ? E. l'invite de ses bras à se retourner. Elle est à présent allongée sur le ventre, et rit de plus belle. Il lui ôte lentement son chemisier (qui ne tenait de toute façon plus à grand-chose), sa jupe, son collant, sa culotte... Elle se laisse faire, ravie. "Toi, toi, tu as une idée derrière la tête... Mais tu es certain de ne pas vouloir dîner avant ? - Non, non, surtout pas... Ne t'occupe de rien, ma belle..." Il embrasse son dos, ses fesses, glisse brièvement sa tête entre ses cuisses humides qu'elle écarte, impatiente de l'accueillir. E. lui saisit alors le bras droit, puis le gauche, et les maintient solidement dans son dos d'une main ; de l'autre, il les attache solidement, avec ce qu'elle devine être une corde fine. C'est un jeu qu'ils pratiquent souvent, et la tension de la corde est parfaite, suffisamment importante pour qu'elle soit totalement immobilisée, suffisamment souple pour qu'elle n'ait pas mal. Il fait de même avec les cuisses et les pieds, jusqu'à transformer J. en parfait petit paquet de chair rose, entravé, offert à tous ses caprices, petit paquet qu'il retourne d'un geste sur le dos. "Alors, que vas-tu faire de moi à présent, cher E. ? - Mais, ma douce... Le plus précieux de mes meubles bien sûr." J. ouvre les yeux, juste à temps pour voir E. approcher de sa bouche une boule de plastique noir munie d'une sangle. Elle s'apprête à protester, mais E. force sa mâchoire d'une main et fait aisément pénétrer le bâillon, qu'il fixe à l'arrière de sa tête sans qu'elle puisse rien faire pour l'en empêcher. Elle le regarde, impuissante, ouvrant de grands yeux effarés ; E. lui envoie un baiser de ses lèvres moqueuses et lui tourne le dos pour débarrasser la table basse, pendant un temps qui lui semble interminable, et qu'elle occupe en se tortillant désespérément sur les coussins de cuir du canapé. Enfin E. se tourne vers elle. "Tu vois qu'il y a des solutions... Je pense que là, ça va être beaucoup plus facile pour toi de pratiquer cet exquis rituel alimentaire. Mais dépêchons, l'heure tourne..." Il la dépose délicatement sur la table. Les jambes de J. dépassent un peu, mais le résultat lui semble néanmoins fort satisfaisant. Il attrape une nouvelle corde et attache les épaules et les genoux de J. à chaque pied du meuble. Il se recule pour juger de l'effet obtenu. "C'est splendide. Évidemment, on est encore loin de l'esprit du vrai nyotaimori, mais je crois néanmoins que mes invités seront émerveillés." Comme pour lui faire écho, la sonnette retentit. J., morte de honte, entend E. ouvrir la porte et faire entrer un groupe de personnes dont elle ne parvient pas à deviner le nombre ; mais leurs voix graves et fortes ne laissent planer aucune ambiguïté sur leur sexe. "Vous êtes ponctuels, messieurs, c'est excellent ! La table est mise, vous m'en direz des nouvelles - j'ai apporté un soin particulier à la décoration..."

samedi 20 août 2011

Hédonisme contre épicurisme, le choc du combat du retour de la mort

Cette note doit son existence à un lecteur qui se reconnaîtra (merci à toi, L., c'était intéressant à mettre au propre et à ordonner un peu ce bazar là).

L'hédonisme et l'épicurisme sont habituellement balancés sans nuance dans le fourre-tout des doctrines philosophiques du plaisir, sans que la différence entre les deux soit bien claire pour tout le monde. Faut dire que c'est pas si simple. Alors je me lance, et j'vous explique (un peu)...

Déjà, s'agit-il vraiment de deux doctrines philosophiques ? C'est à dire de deux ensembles cohérents, historiquement balisés, avec des défenseurs et des détracteurs, et une assise conceptuelle univoque ? Pour l'épicurisme on peut dire que oui ; pour l'hédonisme, pas si sûr... Il y a bien Aristippe de Cyrène (je vous laisse aller voir qui c'est tous seuls comme des grands), dont le nom est associé à la chose comme un de ses premiers penseurs, mais évidemment, comme souvent, il ne reste quasiment rien de lui qui puisse nous donner une idée un peu précise de ce que pouvaient être sa pensée et son enseignement dans le détail - si tant est d'ailleurs qu'il ait enseigné.

En grec le mot hèdonè signifie plaisir - plaisir physique au sens propre. Il a grosso modo pour équivalent latin voluptas (je ne vous fais pas un dessin sur ce que peut vouloir dire voluptas, c'est assez transparent).
Si l'on suit donc la logique des mots en -isme, un hédoniste est un sinistre individu qui fait du plaisir le principe directeur de ses actes et de ses décisions. Jouissance pour tous, tous pour la jouissance !
Toujours grosso modo, le slogan le plus connu de l'hédonisme, c'est le fameux carpe diem d'Horace, "cueille le jour", une transcription joliment imagée du kairos grec - l'occasion à saisir au vol, le bonheur avant qu'il ne se sauve.
Jouissons donc de ce qui se présente, nous dit l'hédoniste, au moment où cela se présente, sans réflexion sur le passé ni trop d'anticipation de l'avenir ; car la jouissance est le seul vrai bien, et elle ne connaît ni passé ni avenir, elle est toute entière dans l'instant.
Vous remarquerez comment là, on est déjà insensiblement passé de la description d'un principe (le plaisir) à la prescription qui en découle (le plaisir, ok, mais comment). Parce que c'est bien joli de dire que tout est pour jouir, mais le choix de jouir implique de multiples décisions, elles-mêmes découlant de la réponse que l'hédoniste est bien obligé d'apporter à certaines questions, entre autres :
- tous les plaisirs sont-ils aussi bons ? Y a-t-il une échelle des plaisirs qui pourrait nous amener à en préférer certains - et donc à en refuser d'autres ?
- comment s'assurer la jouissance ? Quid de la pauvreté, de la maladie, de la mort ?
- que faire vis-à-vis de ce qui n'est pas plaisir, mais qu'il faut parfois choisir par nécessité (travailler, se lever alors qu'on dormirait bien un peu plus, mettre un préservatif...) ?

L'hédoniste se retrouve donc comme un couillon, ramené à la bonne vieille question initiale : c'est quoi, au fait, le plaisir ? Est-ce que ça ne concerne que le corps ? Et s'il y a aussi des plaisirs de l'esprit, en ce cas, tout peut devenir plaisir dans certaines circonstances - y compris, soyons fou, la vertu. Oui oui, on peut jouir de sa propre moralité, j'en connais. L'essentiel de la morale chrétienne est d'ailleurs plus ou moins fondé sur l'idée qu'il y a un plaisir à faire le bien et à renoncer au monde, plaisir qui n'est qu'un avant-goût prometteur des félicités de l'au-delà.

Donc l'hédoniste, derrière son mot d'ordre en apparence simplet, ne se simplifie pas la tâche. Sa vie est une succession de coups de dés appuyés sur des intuitions parfois assez vagues, des hiérarchies souvent brouillonnes, et une obligation quasi insurmontable de se détemporaliser le plus possible. Tout ça est séduisant mais manque de barreaux auxquels s'agripper. No future, ça donne le vertige.

Les épicuriens pourraient être définis comme des hédonistes frileux. Les messieurs Prudhomme de la jouissance, qui souhaitent mettre un peu d'ordre dans tout ça. Parce que quand la borne est passée, n'est-ce pas, il n'y a plus de limites - et les limites, les épicuriens, ça les fait jouir.
La doctrine épicurienne propose une appréhension très rigoureuse - et souvent austère - du mot d'ordre hédoniste, tout d'abord en définissant plus précisément ce qu'il faut entendre par plaisir. Le maître du Jardin, Epicure, l'identifie à l'absence de douleur. Si j'ai très soif et que je bois un verre d'eau, voilà mon plaisir ; il est entier, parfait, pas besoin d'un grand vin ; c'est ce qu'on appelle le plaisir "stable". Bon, évidemment, les autres hédonistes bougonnent : un chablis blanc bien sec c'est tout de même meilleur qu'un verre d'eau. Ok, ok, Epicure introduit alors la notion de plaisir "en mouvement" : la chatouille supplémentaire qui fait que si j'ai le choix entre les deux, il y en a un qui me semblera meilleur. Mais attention : la différence n'est que de degré, non de nature. Et le plaisir en mouvement, instable par définition, n'est pas préférable - c'est même le contraire. Ainsi, un ventre bien rempli (même de vieilles croûtes) est toujours une bonne chose - une baise formidable mais potentiellement source de complications, non. L'hédonisme épicurien est donc une ascèse.
Sur le problème du temps, les épicuriens introduisent un peu de subtilité là aussi. Pour que la jouissance ait lieu, il faut quand même un minimum d'anticipation - justement parce que tout n'est pas forcément à choisir dans l'éventail des plaisirs supposés. Alors l'épicurien soupèse ses désirs, les évalue en fonction de leur dangerosité, les classe - s'agit-il d'un désir naturel (manger) ou artificiel (devenir une rock-star), nécessaire (toujours manger mais aussi pratiquer la philosophie) ou non nécessaire (sauter la petite blonde, boire une douzième bière) ? La pratique philosophique est supposée entraîner l'élève épicurien à effectuer ce type de calcul, pour le conduire sur la voie de la vie heureuse, celle qui sera débarrassée de la souffrance et pleine des vrais plaisirs...

Je ne rentre pas davantage dans le détail, tout ce qui précède est un aperçu grossier. Disons pour résumer que l'hédonisme est une aspiration, tandis que l'épicurisme est une éthique. Il y a bien d'autres exemples d'éthiques, antiques ou modernes, qui cherchent à encadrer l'hédonisme pour le rendre possible. On peut y trouver un appui - ou pas. En ce qui me concerne, je suis assez peu prescriptive...

mercredi 17 août 2011

La fixette amoureuse



C'est bien joli de repérer les pièges de l'amuur, mais ça n'empêche pas toujours de tomber dedans. Il y a des relations avec lesquelles les accommodements raisonnables sont difficiles - impossibles peut-être. 
Ces relations ne sont ni plus belles ni plus profondes ou "sérieuses" (quel drame tout de même d'utiliser le même vocable pour désigner la vie affective et les impératifs fiscaux...), elles sont principalement plus encombrantes. On aime, on ne sait pas quoi en faire, et rien n'allège jamais le poids du sentiment éprouvé. La crise de folie érotique, plaisante le plus souvent, prend alors la forme d'une vilaine crise de foie.
Ces relations-là ont pour particularité de ne jamais bien se dérouler. Ce qui est assez logique si l'on considère comme l'auteur de ces lignes que l'affectif bien vécu entre adultes raisonnables éclaire et enjolive l'existence au lieu de la plomber. Auquel cas, il peut accompagner nos autres pensées ou activités, en leur donnant une jolie coloration bleu ciel - mais il ne s'y superpose pas comme un vilain pâté. L'amour serein sait se faire oublier ; la fixette amoureuse, nourrie par le manque, l'insatisfaction, le doute et la peur, oblitère tout ce qui n'est pas elle. Elle s'accroche comme le ténia, elle absorbe, elle contamine de son fiel les idées les plus enthousiasmantes, les projets les plus honorables.
Aucun remède à cet état. La victime de la fixette ne peut que ronger son frein, le temps seul saura affaiblir le parasite - jusqu'à ce qu'il ne soit plus, un jour, qu'un bien mauvais souvenir.

samedi 25 juin 2011

Pudeur, justice et autres choses oubliées

Sincèrement, Platon, on en revient.
J'en suis revenue moi-même, depuis ma découverte des sagesses hellénistiques qui mériteraient à mon humble avis de recueillir ne serait-ce que le dixième de l'attention actuellement dévolue par nos penseurs de tout poil au divin fondateur de l'Académie.
Platon, ce fasciste génial, dont la langue splendide dissimule (assez mal quand on le lit exhaustivement) une propension au sophisme qui personnellement m'indispose.
Platon surtout coupable à mes yeux d'avoir si bien jeté le trouble sur la valeur de l'expérience humaine qu'il faudra des siècles avant que la perspective empiriste sur le monde retrouve enfin droit de cité.
Mais mon anti-platonisme primaire ne va pas jusqu'à nier la présence, dans les pages des dialogues, de pépites d'intelligence que tous, nous gagnerions à méditer quand l'horizon social et politique s'obscurcit.
Il se trouve que ces perles éclosent souvent dans la bouche des adversaires de Socrate - évidemment de mon point de vue ce n'est pas une coïncidence. Car je suis convaincue que les sophistes profèrent une parole bien plus juste sur l'humain - plus juste et, pour cette raison, plus difficile à entendre. Cherchez le scandale, trouvez la vérité - morale cynique que je fais souvent mienne.
Le Protagoras contient l'un de ces trésors pour la pensée. Considérons le passage dans lequel le sophiste Protagoras, devant un parterre enchanté et soumis, décrit sous forme d'un mythe les débuts de l'humanité (320-321c). L'histoire est bien connue : le titan Epiméthée partage entre toutes les créatures vivantes les différentes facultés, mais oublie l'être humain, qui se trouve nu, sans aptitude spécifique et sans défense. Son frère Prométhée, par le vol du feu et des techniques, apanages des dieux olympiens, sauve l'humanité d'une mort certaine en lui permettant par son travail de pallier sa faiblesse naturelle ; Zeus punit cruellement Prométhée de son larcin.
Mais ne négligeons pas la fin du mythe - sa partie la plus remarquable. Car Zeus ne se contente pas de châtier Prométhée. Il parachève l'oeuvre du titan, en dotant les hommes des deux vertus sans lesquelles les capacités techniques nouvellement acquises ne feraient que les armer les uns contre les autres dans une guerre fatale pour l'espèce. Ces deux vertus, la justice et la pudeur, sont pour le sophiste Protagoras les conditions nécessaires pour toute vie sociale harmonieuse.
En ce qui concerne la justice, point n'est besoin d'être grand clerc pour en saisir la nécessité. La justice, c'est à dire les lois mais également l'instance capable de les faire respecter, de neutraliser celui qui les enfreint en protégeant ceux qui les respectent, est évidemment indispensable.
Mais pourquoi la pudeur ? C'est bien dans l'adjonction de cette seconde vertu que réside le génie du texte. Car l'appareil judiciaire le plus coercitif du monde n'est rien, ne sert à rien, s'il n'est pas accompagné d'une crainte presque sacrée d'attirer en mauvaise part l'attention sur soi ; si donc la pudeur ne vient pas réfréner le désir commun à tous de se hausser du col, de faire le malin, d'exhiber son pouvoir, ses privilèges, ses supposés talents.
La justice est toujours un voeu pieux. Les lois sont toujours contournées, bafouées, et chacun s'en accommode tant bien que mal dans ce grand jeu de dupe qu'est la démocratie. La révolte ne gronde réellement qu'à partir du moment où les infractions se font au grand jour, sans crainte ni du gendarme ni de la réprobation de ses concitoyens. On pardonne au voleur, parfois même au criminel. Mais on s'indigne du sans-gêne insupportable de celui qui fraude, vole ou tue publiquement, sans rougir, en toute quiétude. Alors disparaît le pacte social ; alors, les jours du souverain sont comptés.

mardi 24 mai 2011

Arachnophilia



Terrifiant ?

Ou magnifique ?






Pourquoi la plupart des gens ont-ils une peur panique de ces bestioles que je trouve fascinantes - et séduisantes ?

Peut-être sont-ils effrayés par leur étrangeté - les araignées ne ressemblent en rien à l'humain, il est quasiment impossible de les passer au crible de l'anthropomorphisme...

Beauté de ce corps ciselé comme un bijou, beauté de ces pattes harmonieuses, proportionnées, d'une hallucinante finesse, beauté de ces attaches fragiles, beauté de cette souplesse féline quand l'araignée se déplace... Beauté de ces constructions éphémères qu'elle offre, ces fantaisies géométriques sidérantes d'ordre et de folie...

mardi 10 mai 2011

On ne peut pas s'aimer à l'arrière d'un taxi

La soirée fut belle, comme toujours.
Elle n'aura pas de suite.
Car, comme toujours bien sûr, la liberté a le goût un peu amer des ruptures.
L'amertume a du charme, en l'occurrence. Le charme sent l'alcool fort, le cuir, l'obscurité, et le charme s'achève demain.
Demain qui est déjà là, car la nuit est très avancée.
Le taxi les emporte, ensembles - et déjà ils sont seuls. Leurs cuisses se touchent, leurs mains se nouent, mais le lien est coupé.
Et pourtant le corps n'a pas encore accepté ce que l'esprit lui dicte, et la mémoire lui revient, entêtante, favorisée par cette nuit, par cette odeur, par la chaleur qui émane de l'autre.
Les mains se promènent et retrouvent un chemin bien connu, plusieurs fois parcouru dans la fièvre et la joie. On pourrait, si l'on voulait...
On veut, bien entendu. On chuchote, on sourit, on aimerait jouer ce dernier jeu, avoir cette crânerie de sale gosse qui fait sa dernière bêtise.
Mais on ne peut pas s'aimer à l'arrière d'un taxi.

Et quand l'autre, arrivé à destination, s'éloigne, grignoté peu à peu, on se dit que c'est mieux. Mais on n'en pense pas moins...