vendredi 10 juillet 2009

y croire encore

La guêpe fit quelques tours pour rien, survolant à plaisir la toile cirée rouge.
Ernestine fronça le sourcil sans lever les yeux, et fit un petit geste agacé de la main gauche, tandis que sa main droite remontait ses lunettes un peu plus haut sur son nez fin et long. Ne tenant aucun compte de cet avertissement, la guêpe opérait déjà une approche savante du sucrier. Ernestine, toujours sans un regard vers l'audacieuse, saisit le petit couvercle oblong ; alors que l'insecte, ivre déjà de l'odeur du sucre, se posait sur les parallélépipèdes blancs, elle l'ensevelit d'un geste sec et précis.
On entendait à présent de petits vrombissements furieux ; Ernestine regarda enfin le sucrier, d'un air contrarié. Fallait-il laisser l'asphyxie suivre son cours ? Ernestine ne se sentait pas capable d'assumer jusqu'au bout sa place dans la hiérarchie des espèces. Elle prit le sucrier dans ses mains, et tout en maintenant soigneusement le couvercle fermé, se dirigea vers la porte de la cuisine, qui demeurait toujours ouverte par ces chaudes journées de juin. Au moment de libérer l'animal, elle eut une hésitation ; la guêpe, rendue furieuse par l'angoisse de la captivité, risquait fort de se retourner contre elle et de la piquer avec rage.
Au moment où elle se décidait enfin à entrouvrir le sucrier, avec mille précautions, elle se rendit compte que le vrombissement avait cessé ; la guêpe était morte. Le petit corps rayé, recroquevillé, semblait une ordure minuscule. Avec un soupir, Ernestine revint sur ses pas et jeta le contenu entier du sucrier dans la poubelle. Elle rinça l'ustensile, le déposa sur l'égouttoir, et revint à ses mots croisés.
En poudre, en dix lettres.

Il faut croire que l'ensemble du monde animal avait aujourd'hui des comptes à régler avec elle. Alors qu'elle tentait de rassembler ses esprits, le hurlement de Mina retentit dans la cour. Ernestine poussa un profond soupir, et, résigné, se dirigea à nouveau vers la porte, qu'elle ouvrit toute grande. La chatte chartreuse, sur le muret de pierre, entourée d'une nuée de soupirants velus, se trémoussait dans des postures non équivoques ; elle accompagnait sa danse érotique d'une série de cris, feulements et miaulements rauques, certainement délectables pour des oreilles félines, mais absoluent insupportables pour tout le reste du voisinage.
Nouveau dilemme ; disperser à grands coups de balais la meute, et enfermer Mina ? Elle ne pouvait se résigner à l'opération, pourtant bénigne, qui aurait débarrassé la chatte de ses envahissantes chaleurs. Jusqu'à présent, elle avait toujours trouvé à placer les nombreux rejetons de Mina, parmi les enfants et les petits enfants de ses amies et voisines ; mais tous les ans la sarabande reprenait, et durait parfois jusqu'à une semaine entière. Mina n'était pas de ces chattes discrètes qui vont assouvir leur vice au loin, cachant leur honte aux fins fonds des bois et des terrains vagues ; Ernestine, la regardant, songeait à ces couples adolescents cherchant l'asile de leur sexualité naissante au sein du foyer familial. Etait-elle, vis à vis de Mina, coupable elle aussi d'un regrettable laxisme parental ? Ernestine sourit, constatant le tour parfaitement absurde que prenait sa réflexion. Elle s'approcha du muret ; Mina détala, la meute à ses trousses.
Filant sur la route, la ribambelle miaulante obligea Simone, qui arrivait sur son vélo, à faire une embardée. Elle posa un pied sur le trottoir, et entreprit de se baisser pour ramasser les oranges qui avaient roulé à terre, précipités hors de la cagette qu'elle avait fixée sur le porte-bagage.
Ernestine se précipita à son aide.
« Ne t'inquiète pas, va, c'est pas la première fois que des chats me tricotent dans les pattes !
Cette saleté de Mina est encore en chaleur.
Eh bien, c'est naturel, non ? Tu ne la fais pas opérer !
Je sais, Simone, je sais...
Je t'avais amené des oranges ; Ange m'en a ramené douze kilos hier, je ne sais pas quoi en faire!
Merci, tu es bien gentille ; tu prends le café, au moins ?
Bien sûr, si je ne te dérange pas...
Comme si les visites pouvaient me déranger ! »

Les deux femmes s'installèrent dans la cuisine, la seule pièce un peu fraîche de la maison d'Ernestine. La lumière du début d'été, dorée, soyeuse, pénétrait par l'entrebaillement de la porte. Ernestine mit de l'eau à chauffer, et remit du sucre dans le sucrier, qui était sec à présent. Pendant qu'elle sortait son pot de café du frigo, Simone lui demanda :
« Alors, toujours dans tes mots croisés ?
Que veux-tu ma belle, il faut bien s'occuper ! Et puis ça me remue un peu le cerveau, ça m'oblige... Le café, tu le veux comment ?
Pas trop fort, dis, il est déjà tard ! Après je ne vais pas pouvoir dormir, et Ange va encore dire que je remue comme une puce.
C'est vrai que lui, il a jamais eu de problème pour s'endormir ! Même en cours de mathématique!
Surtout en cours de mathématique ! »

Dans un passé qui semblait déjà si lointain, Ange et Simone étaient deux écoliers et Ernestine, une institutrice de village, responsable d'une classe unique qui avait vu défiler sur ses bancs toutes les familles des environs. Avant Ange et Simone, il y avait eu leurs parents : Mathilde et François, Toussainte et Joseph. Ernestine estimait qu'elle avait formé deux générations d'habitants. Elle avait vu l'installation des nouvelles familles, le départ des anciennes ; elle avait constaté le remplacement progressif des chemises de cotons et des robes à volants par l'uniforme mondial des écoliers de tout pays : l'inévitable T-shirt et le pantalon de jeans que la mode faisait plus ou moins bleu, plus ou moins usé, plus ou moins large... Elle avait accepté avec sérénité ces modifications vestimentaires, qui ne s'accompagnaient pas à ses yeux d'une transformation réelle de ceux qui les revendiquaient. Les élèves restaient toujours des élèves, chahuteurs, bavards, indisciplinés, rêveurs, nuls en orthographe, insupportables et attachants. Elle avait vu se suivre les réformes : réforme des méthodes, réforme des programmes, réforme du vocabulaire – elle avait été un peu étonnée d'apprendre, quelques années avant sa retraite, qu'elle n'était plus institutrice mais « professeur des écoles ». Pourquoi pas après tout... Ernestine n'attachait pas énormément d'importance à ce genre de détails.

Après sa retraite, Ernestine avait regagné sa ville d'origine, à trente kilomètres du village où elle avait exercé. Il n'était pas rare que d'anciens élèves, qui avaient conservé avec elle des liens d'amitié, viennent lui rendre visite. Tout comme Simone aujourd'hui, ces villageois n'arrivaient jamais les mains vides ; tant il est vrai que les petits cadeaux de voisinage, légumes du jardin, confitures ou pâtisseries de ménage, herbes odorantes ramassées la veille dans le maquis tout proche, jouent un rôle prépondérant dans la sociabilité provinciale. Ernestine n'était pas en reste, ayant toujours au fond d'un placard de sa cuisine une boîte de chocolats et des petits biscuits pour accompagner le café frais qu'elle servait à ses visiteurs. Si le soir approchait, une petite liqueur était proposée, qu'il était d'usage de refuser une première fois, puis de boire lentement, en y trempant un gâteau sec qui absorbait comme une éponge le puissant liquide.

Simone avait déposé son chapeau de paille sur une chaise, et tournait à présent son café d'un geste appliqué. La petite tasse de porcelaine blanche, dont la forme gracieuse était délicieusement désuette, faisait un effet curieux posée sans soucoupe sur la toile cirée à carreaux rouges.
« Et ta famille ? Tout le monde va bien ?
Pascal marche bien, tu sais ! Tu serais étonnée de voir ses cahiers !
Connaissant sa mère, je ne suis pas étonnée du tout... Tu étais première partout, si mes souvenirs sont exacts.
Oh, moi... J'apprenais tout par coeur, j'étais une besogneuse. Pascal est vraiment très intelligent ; il lit tout ce qui lui tombe sous la main. Et il pose beaucoup de questions.
Ange aussi était très malin. S'il avait voulu travailler, il aurait fait ce qu'il aurait voulu.
Il était surtout malin pour inventer des sales coups ! Comment peux-tu ne pas lui en vouloir, de tout ce qu'il t'a fait voir ?
Mon Dieu, en quarante ans j'en ai vu d'autres ! Et je dois bien avouer qu'il avait un certain humour...
Tu étais surtout d'une patience de mouton ! »

Ernestine éclata de rire, et ferma quelques instants les yeux. Elle les rouvrit, redressant ses lunettes qui avaient à nouveau glissé sur son nez, et demanda :
« Et Jérôme ?
Jérôme va très bien, je l'ai laissé à maman pour la journée.
Elle doit être ravie !
Penses-tu, il la rend chèvre ! Il la ferait marcher sur les mains. Pour revenir à Pascal... »

Simone s'arrêta, et resta bouche ouverte, l'air un peu stupide. On aurait dit qu'elle ne savait plus parler. Ernestine ne s'en étonna pas ; Simone enfant avait déjà l'habitude de s'interrompre au moment de se lancer dans une argumentation complexe, ou bien avant de réciter une leçon, comme un coureur qui interromprait son élan pour mieux mesurer l'obstacle et évaluer ses chances.

« Oui, il y a quand même quelque chose que je voudrais te demander avec Pascal.
Vas-y, je t'écoute. Si je peux te conseiller, je le ferai.
Je sais que tu le feras, Ernestine. J'avoue que je ne sais pas trop par où commencer ... Voilà, sa maîtresse de cette année m'a plusieurs fois dit qu'il était vraiment, vraiment très très doué...
Et elle te suggère de lui faire sauter une classe, c'est ça ?
Si ça n'avait été que ça ! Pour tout te dire, elle m'a dit que Pascal était surdoué, et qu'il fallait qu'il change d'école.
Vraiment ?
Oui. Il y a un institut à Marseille, une sorte d'école pour surdoués. On leur fait faire du piano, de la peinture, et ils suivent un programme scolaire adapté à leur niveau.
Je vois... On les parque entre eux, comme des petits monstres, qu'on ne doit pas mélanger aux enfants normaux...
Ce n'est pas vraiment comme ça qu'elle me l'a présentée !
Oui, mais c'est comme ça que Pascal risque de le vivre. »

Simone se tut, et soupesa mentalement la sentence d'Ernestine. Elle releva le menton et sourit.
« Ta réaction ne me surprend pas. J'ai eu un peu la même. Mais Ange n'est pas de notre avis.
Tiens donc ! Mais qu'en pense-t-il alors, ton cher mari ?
Ange... Tu le connais, quand il commence à réfléchir, on ne sait pas trop où ça peut aller.
C'est le moins qu'on puisse dire !
Il s'est mis dans la tête que Pascal allait devenir comme lui, s'il n'allait pas dans cette école. Un cancre.
Je vois... »

Les souvenirs cascadaient en effet devant les yeux d'Ernestine. Un petit garçon souriant, charmant, absolument insupportable et furieusement attachant. Les petits rongeurs dissimulés au fond des poches et sortis au moment opportun sous le nez des fillettes terrorisées, les bagarres et leur cortège d'oeils pochés et de nez sanguinolents, les bancs recouverts de mine pilés qui enduisaient d'un noir indélébile les pantalons. Les larmes et les cris aussi, qui s'entendaient à l'autre bout du village lorsqu'il fallait faire signer les carnets scolaires... Et bien plus tard, quelques bêtises un peu plus graves, l'échec au collège, l'abandon des études, la reprise contrainte de l'exploitation familiale après un CAP passé sans enthousiasme.
Ange, enfant surdoué ? Laminé par une institution incapable de suivre son rythme ? Peut-être.

« Mais Pascal, il me semble, n'a pas du tout les mêmes problèmes de comportement que son père. Il se tient bien, il prend du plaisir à travailler...
Ange pense que ça ne peut pas durer. Il a peut-être raison.
Si tu es d'accord avec ton mari, pourquoi viens-tu me demander conseil ?
Je voudrais ton avis, avant de prendre une décision, parce que...
Oui ?
A vrai dire, il y a un problème d'argent. »

Ernestine ôta ses lunettes et les essuya du coin de sa blouse de coton – geste qui chez elle traduisait une certaine gêne. Derrière la façade humaniste, le projet social ambitieux et révolutionnaire...

« Laisse-moi deviner... L'institut est privé.
Oui. Et les droits d'inscription ne sont pas donnés.
Pas de système de bourse ?
Aucun, nous nous sommes renseigné.
Et comment se fait-il que l'institutrice de Pascal ait pu vous conseiller une chose pareille ?
Elle ne nous l'a pas vraiment conseillé, c'est Ange qui s'est renseigné tout seul après l'entretien avec cette dame. Elle, elle voulait plutôt l'envoyer à Paris, dans une boîte équivalente, mais publique.
A Paris ? Un gamin de huit ans ?
Oui, Marseille, ce serait mieux, tu comprends.
Simone, puisque tu es venue me demander mon avis, je vais te le donner. Vous allez au devant d'ennuis sérieux si vous vous lancez dans ce projet délirant. Parce qu'il est délirant, aussi bien sur le plan moral que sur le plan financier. Pascal doit rester dans un environnement normal, avec des enfants de son âge et de son milieu. Si tu l'envoies là-bas, Ange et toi vous allez le massacrer et sans doute le perdre.
Donc, tu nous le déconseilles ?
Je ne déconseille pas, j'interdis ! Et c'est l'ancienne maîtresse qui parle ! »

Simone sirota une gorgée de café, l'air ennuyé.

« Tu n'as jamais pu te faire obéir d'Ange.
Mais de toi, si.
Cette fois-ci, ça ne suffira pas, Ernestine. Il veut vendre la vigne.
Quelle bêtise ! »

Un silence un peu lourd s'installa entre les deux femmes, brisé par le roucoulement entêtant d'une tourterelle posée sur le toit. Simone vida sa tasse, la reposa sur la soucoupe et se leva.

« Ernestine, je te remercie, pour le café et pour tout le reste. Même si je sais que ça ne mènera pas à grand chose, je vais en reparler à Ange ce soir.
N'hésite pas à repasser, viens quand tu veux. La porte est ouverte.
Je sais. A bientôt. »

La silhouette un peu ronde de Simone disparut derrière le pâté de maison, bringuebalant sur son vélo, le chapeau posé à la diable sur le sommet du crâne. Ernestine, debout dans l'embrasure de la porte, essuyait ses lunettes.
Elle avait tort quand elle s'imaginait que parents et enfants restaient les mêmes, identiques sous les kaléidoscopes de la mode. L'époque était bien terminée, où les mômes, loin de toute catégorisation grandissaient à leur rythme. Oh, elle n'était pas de ceux qui se lamentent au souvenir d'un passé idéalisé, souvent pur fantasme entretenu par une nostalgie nauséabonde. Aucune enfance ne pouvait se vanter d'avoir pris place dans un âge d'or, et si les bambins étaient plus libres cinquante ans auparavant, c'est surtout parce que l'absence de toute perspective d'échappatoire interdisait à leurs parents de projeter sur eux leurs souhaits d'émancipation sociale. Le petit ouvrier doué n'échappait pas pour autant à l'usine au jour de ses quatorze ans, la petite paysanne apprenait à compter pour mieux tenir les livres de vente des oeufs, et le fils du pharmacien, bête à pleurer, partait victorieux au collège en bombant le torse sous sa veste de velours.
Mais l' indéniable progrès que représentait l'accès aux études pour tous, valait-il que toute une génération de parents avides lui sacrifient ainsi leurs petits ? Et que la vivacité d'esprit, la finesse, la rapidité d'un enfant se transforment en « compétences », en valeurs à faire fructifier, en capital pour lâcher le mot ? Quelle école spécialisée remplacera jamais les parties de football, les copains du quartier, la baignade après les cours et tous ces plaisirs qui ont toujours fait le sel de l'enfance ?

Elle se rassit, reprit son journal, et laissa ses yeux errer quelques instants dans le vide. Puis, d'un geste précis, elle inscrivit dans les cases du jeu, d'une écriture sèche, le mot : ESCAMPETTE.

mercredi 3 juin 2009

Amère fête des mères

Chaque année, le dernier dimanche de mai, tous les écoliers de France récitent des compliments sucrés louant la tendresse, la bienveillance, la sollicitude éternelle des « mamans ». Ils offriront ensuite de jolis cadeaux bricolés en classe sous l’œil attentif de l’institutrice, selon l’image d’Epinal en vigueur dans notre pays.
La bonne mère, celle-là même que décrivent les dits compliments, se doit d’accepter ces présents avec ravissement. Ne sont-ils pas offerts par les petits êtres chéris, les doux trésors qu’elle aime tant ? Depuis son instauration, la fête des mères célèbre ainsi beaucoup moins la maternité triomphante que la toute puissante dictature de l’enfant sur sa mère. Dictature consentie avec joie par cette dernière, direz-vous ; mais cette tyrannie, qui s’exprime par l’appréhension de l’enfant comme seul centre d’intérêt, unique souci et récompense suprême de toute une existence, est-elle affaiblie pour être acceptée ?
La fête des mères est pour cette raison un rite impossible à refuser. S’en écarter revient à s’exclure d’une imagerie contemporaine naïve qui valorise la mère dévouée et consentante, heureuse dans son aliénation – et qui classe toutes celles qui voudraient proposer une représentation alternative de la maternité dans les rangs des « mauvaises mères ». Qu’on y réfléchisse seulement quelques minutes : quelle mère, sinon une mère dénaturée, peut expliquer à son enfant que le poème qui la transforme en génie tutélaire du foyer, et que le fer à repasser offert par toute la famille assemblée, loin de la combler, l’humilient et la maintiennent dans un univers domestique étriqué et accablant ? Comment faire comprendre à de jeunes bambins conditionnés par la publicité, enrégimentés par les institutions, que sous cette mascarade annuelle se dissimule – mal – le spectre récurrent de la propagande nataliste, qui rêve de repeupler la France en engrossant ses ventres, qui glorifie la femme au foyer et stigmatise celle qui travaille ? Qu’être mère n’est pas forcément le meilleur rôle d’une vie, et à coup sûr, pas le seul ? « Tu vas lui faire de la peine », « ça lui fait tellement plaisir » ; ces petites phrases sont, tous les ans, bien souvent prononcées ce fameux dimanche, étouffant dans l’œuf toute velléité de rébellion contre cette fête qui n’en est pas une pour tout le monde.
Mais les enfants ne sont ici que de simples instruments, manipulateurs parce que manipulés. C’est bien sûr aux adultes qui perpétuent cette escroquerie que ce discours devrait s’adresser. Malheureusement, tous font la sourde oreille. Elle peut bien protester, la « maman » étouffée sous les fleurs ; il n’y a personne pour l’écouter. Mais a-t-on jamais demandé l’avis des mères pour leur « faire leur fête » ?

mercredi 13 mai 2009

Préambule

Paul Carbone est tombé du train. Son corps roule sur le talus, les pans flottant de sa veste lui donnent l'allure étrange d'un scarabé gris souris. Un bras crispé sur le ventre, un peu au dessus du foie, la main rouge de son propre sang, et sous la main, un trou noir aux bords réguliers, par où la mort vient de le surprendre dans la moiteur ferroviaire d'un nocturne Nice-Paris. A présent, son cadavre souillé de terre et griffé par les ronces gît à quelques mètres de la voie ferrée, en petit tas misérable et piteux.

* * *

Elle ouvre les yeux, et retire d'un geste précis l'écouteur qui grésille au fond de son oreille droite. Un petit sifflement gêne l'écoute de la chanson, et parasite le flux d'images qui, l'une après l'autre, viennent rythmer son agréable somnolence. Elle éteint l'appareil posé sur son genou, se penche, ouvre son cartable, et en sort un paquet de copies d'élèves, dont certaines sont déjà barbouillées de rouge. Elle se met au travail.

Le train entre en gare, la voix mécaniquement modulée résonne dans le wagon pour annoncer l'arrêt. Elle se lève, enfile son manteau, empoigne son cartable et descend du train.

Le froid la gifle, elle rapproche les bords de son col, presse le pas. Le café là-bas, les lumières chaudes, le sifflement du percolateur. Une noisette, un croissant, le bus n'arrive que dans vingt minutes. Sur le comptoir, la minuscule gamine de la patronne, assise, mastique une tartine d'un air contemplatif. Elle a un prénom de fleur, Capucine. Mine chiffonnée, odeur délicieuse de petite fille mal réveillée, encore imprégnée de rêve.

Le bus ralentit, s'immobilise devant la grille du lycée. Il a neigé hier, une humidité glacée imbibe le sol, ses bottes s'enfoncent. Elle gravit en respirant fort le chemin qui mène au bâtiment qu'elle va occuper aujourd'hui. Elle a six heures de cours à donner, le lundi est une grosse journée. Elle repasse mentalement son emploi du temps, le numéro des salles, les noms des élèves, les textes qu'elle doit photocopier. Aura-t-elle assez de monnaie pour reprendre un café ? Elle sait qu'elle en boit un peu trop, ce n'est sûrement pas très bon. Elle reconnaît une élève, qui attend, debout devant l'entrée du bâtiment, sans doute l'arrivée d'une amie. Elle lui sourit, espère qu'elle ne la saluera pas, elle n'a pas envie de parler.

La chaleur de la salle des professeurs s'abat sur ses épaules, la pièce grésille de conversations que le ronronnement régulier de la photocopieuse ne parvient pas à interrompre. Elle s'approche de la grande machine rectangulaire, fait son choix, le mécanisme s'enclenche dans un petit bruit métallique et elle peut quelques instants plus tard récupérer le gobelet rempli d'un liquide brûlant, au goût peu agréable mais tout de même réconfortant. Elle tente d'éviter ses collègues, veut préserver cette dernière bulle de silence avant l'entrée en scène – car tout à l'heure, tout de suite, il faudra les tenir, les attirer à elle, les séduire, encore et encore...

La première sonnerie retentit dans le couloir. Elle se dépêche de boire la fin de son café, jette le gobelet dans la corbeille, rajuste son sac sur son épaule et se dirige vers l'escalier. Des trombes d'élèves se précipitent vers les salles de cours, elle a l'impression d'être frôlée par un cyclone débraillé et hurlant. Elle conserve son air sévère, tente de préserver sa dignité – faire une arrivée professorale, ne pas montrer l'angoisse qui la saisit toujours, le vertige qui serre son coeur devant la porte, alors qu'ils sont tous massés là, souriants, effrontés, gentils, si inquiétants... La deuxième sonnerie couvre à peine le brouhaha, nous y sommes, le jeu peut reprendre.

lundi 11 mai 2009

Pourquoi ?

Nouvelles pages, espace offert comme une peau pas encore caressée...
Il y a toujours, pour l'homme pris de la rage d'écrire, une sorte de pudeur un peu sourde face à toutes ces blancheurs qu'il s'apprête à marquer de ses sécrétions intellectuelles - lorsque le penser se prolonge dans un toucher, lorsqu'à la passivité de l'idée répond comme un mécanisme l'activité de l'écriture.
Ce mot d'"écriture" contient d'ailleurs une connotation laborieuse et monacale qui correspond parfaitement à ce qu'est devenue de nos jours la tâche de l'écrivain.
Où sont les dilettantes stendhaliens, qu'est-il arrivé au je-ne-sais-quoi de tous les grands classiques, ce frisson voluptueux du loisir le plus aristocratique qui soit ?
Où donc est Montaigne, le saint patron des amateurs ?
L'heure est à la réflexion. L'auteur se regarde écrire, il s'écoute penser - et comme il n'en retire bien sûr aucune satisfaction véritable, il théorise son ouvrage pour s'interdire surtout de le ressentir.
C'est bien ce que je viens de faire...

Promenade au parc

Il fait froid. Heureusement qu’il a trouvé cette porte miraculeusement ouverte, qui lui offre un chemin bien plus court jusqu’à l’arrêt de bus. Il imagine la table, la cuisine, les verres bien pleins. Ils ont sans doute déjà débouché les bouteilles, le maestro derrière ses fourneaux met la dernière main à son œuvre ; ils n’attendent plus que lui.
Il court sur les chemins comme figés par un givre précoce. Du givre en octobre, du jamais vu ; le froid a comme saisi la ville après deux semaines de pluie ininterrompue, et tout le monde fouille dans sa mémoire pour retrouver des souvenirs d’hiver venu prendre trop tôt la place de l’été indien. Plus de saison, atmosphère bousillée… Il sourit et pense aux peurs de l’an Mil. Les pronostiqueurs sont au chaud à théoriser sur le temps ; et lui qui se fout bien du climat court à présent pour être plus tôt sorti de cet iceberg géant. Le froid déforme même sa vision ; il croit voir les arbres bouger, les bancs se déformer. Ses pas résonnent comme de tous petits échos répétitifs.
Un gravier s’est logé dans sa chaussure. Il grogne, essaie de continuer, se résigne, et vient prendre appui sur le socle de la Diane qui surplombe la pelouse Sud du Luxembourg. Du haut de ses cuisses superbes, la main prête à plonger dans son carquois, elle regarde ses doigts gourds batailler avec les lacets, un sourire narquois aux lèvres. Voyez ce grand gaillard aux cent coups pour un minuscule caillou ; c’est donc si ridicule que ça, un homme ?
«  Ma vieille, ta remarque n’a rien d’original. Si tu te cultivais un peu, au lieu de regarder bêtement les gens avec un arc à la main, tu le saurais. Dans le genre cliché, on ne fait pas mieux ! »
Le gravier est parti, Marc lève un regard furieux vers la statue, comme pour vérifier qu’elle a bien pris acte de ce qu’il vient de lui lancer. Rêve-t-il ? mais elle rit à présent, la garce !
Il rit à son tour. S’il ne doit durant sa vie encourir que le mépris des statues, ça n’est pas si grave.
Il rejoint le chemin principal, se retourne une dernière fois, fait un signe de main amical vers la moqueuse ; sans rancune !
Il fait trois pas, trébuche, tombe, étouffe un râle.
Il faut croire que c’était plus grave qu’il ne pensait ; il a une flèche de bois fichée dans le dos, et son corps forme à présent comme un petit monticule minable, déjà durci par le gel.

dimanche 10 mai 2009

L'avenir du genre humain

L’autre jour, j’ai pondu un œuf. Un œuf plutôt joli, brun, un peu piqueté de rouge, parfaitement lisse et régulier. Un œuf semblable à n’importe quel autre œuf. Enfin, un œuf quoi.
Cela faisait bien deux semaines que je me sentais un peu ballonnée – ce que je mettais sur le compte d’une constipation chronique, mal peu littéraire mais oh combien courant chez la gent féminine. Pain complet, laxatifs, remèdes divers ; mon transit s’améliorait, mon malaise persistait. Comme une petite boule de chewing-gum collé sur la paroi intestinale, l’œuf, lui prospérait.


Maintenant que j’y pense, heureusement que j’ai pu l’attraper à temps. Je me sens tout de même une certaine responsabilité envers lui, il eût été dommage qu’il pérît bêtement au fond de la cuvette des chiottes. Surtout qu’il me semble que dans notre espèce, pondre des œufs n’est pas un acte si banal. Vous me direz, il y a les ovules. Une femme en bonne santé pond un ovule tous les 28 jours. Enfin, pond… C’est tout à fait comme une ponte, sauf que ça ne sort pas. Et puis surtout, un ovule, ça ne se couve pas.
Parce que le problème est là. J’en ai parlé à Pierre, bien sûr, et la première surprise passée, nous sommes tombés d’accord sur un point : il va falloir couver cet œuf. J’aurais bonne mine, tiens, après l’avoir repêché de justesse, à le laisser mourir comme ça, sans une petite attention, sans même un effort pour le faire éclore !
L’ennui, c’est que ni Pierre ni moi n’avons le loisir de couver un œuf. Je me suis renseigné : une incubation, ça peut être long. D’autant que, je suppose, l’incubation d’un œuf humain doit avoir quelques similitudes avec une grossesse in utero. J’imagine qu’il va bien falloir au moins deux ou trois mois pour que ça donne quelque chose. Où les trouver ? Pierre et moi, nous travaillons. Même en se relayant, je nous vois mal arriver à maintenir une couvaison régulière pendant trois mois.
Et puis vont s’ajouter des détails idiots, qui peuvent tout mettre par terre en moins de deux. Comment couver ? Faut-il s’asseoir dessus ? Ne risquons-nous pas ainsi de l’écraser ? A quelle température doit-on le maintenir ? Comment reconnaître les signes avant-coureurs de l’éclosion ? Un vrai casse-tête chinois…
C’est ma mère qui a trouvé une solution provisoire : la couveuse. Il suffirait de trouver une couveuse, d’arriver à la régler sur 37 degrés – c’est la température interne du corps humain, donc ça devrait aller, et d’attendre. Pas besoin de présence continuelle, aucune angoisse de casse… la nounou idéale en quelque sorte. Sauf qu’une couveuse, ça ne se trouve pas à la Samaritaine. Il va donc falloir nous décider à nous tourner vers le corps médical.
En attendant, j’ai mis l’œuf sous une bouillotte.


Cet imbécile de docteur a bien mis cinq minutes avant de réaliser le problème. Il a fallu lui montrer Prosper – oui, je lui ai donné un nom. Ma mère m’a bien dit que ça portait malheur avant la naissance (pardon, l’éclosion), mais je ne sais pas pourquoi, j’avais avant de le baptiser beaucoup de mal à m’y attacher. Depuis que je peux l’appeler, je suis déjà beaucoup plus maternelle avec lui -, bref il a fallu que je sorte Prosper de son pochon pour qu’il consente à cesser de dire en rigolant : « vous n’aimez pas les omelettes ? » Pierre, qui est juriste, lui a fait remarquer qu’il n’avait pas le droit de refuser un patient – en l’occurrence, moi – avant de l’avoir au moins écouté. Le docteur nous a pris pour deux cinglés ; il voulait nous mettre dehors, quand je lui ai suggéré une solution simple.
« Faites faire une radio de mon intestin : la ponte a certainement laissé des traces qui prouveront que Prosper est bien mon œuf » - lapsus révélateur : j’ai failli dire mon fils. Et je me suis alors demandé : si c’était une fille ? Vais-je devoir trouver un nouveau nom ? Bon, on verra bien à l’échographie.
L’idée a été retenue : me voici sur la table du radiologue, qui se tient le ventre à deux mains à force de rire. Il m’agace, je sens qu’il m’agace. Je vais finir par lui coller une baffe, ça lui passera l’envie de caqueter à ce con !
Non monsieur, y a pas que les poules qui pondent !!!!

J’avais raison, il y a bien un problème avec mes boyaux. Toute l’équipe d’obstétrique est pieusement penchée sur mes radios ; le silence lui-même est religieux. Le docteur essuie fébrilement ses lunettes avec le bord de sa blouse ; l’interne de garde mange son crayon, et le radiologue la ramène moins.
« Vous n’avez jamais fait d’autres examens ? Vous êtes suivie par un gynécologue ? »
Qu’est-ce qu’il s’imagine ? Je suis une grande fille depuis bientôt quinze ans. J’ai moi aussi, comme toutes mes comparses, été initiée aux joies du frottis et du pétrissage de sein. Mais non, tout a toujours été normal, merci.
« En fait, c’est vrai que votre médecin ne pouvait s’apercevoir de rien ; vous avez une anomalie très discrète, mais… C’est extraordinaire, je ne crois pas qu’on ait jamais rien vu de pareil. »
Bon, il va le lâcher son scoop ? C’est quoi, l’info qui tue sur mon utérus ?
« En réalité, vous allez rire (je m’esclaffe déjà), votre utérus et votre intestin com-mu-niquent ! Il y a une sorte de petit sas qui les relie, et… L’œuf a dû se développer là, avant de sortir par les voies naturelles quand il est devenu trop gros. Votre œuf est en fait, exactement comme un œuf de poule, un ovule qui a durci. »
Ils me regardent tous comme un pull Zara un jour de soldes. Je n’aime pas cette lueur gourmande au fond de leur œil.
Pierre les ramène sur terre, loin de leurs rêves de vivisection.
« Bon, concrètement, on fait quoi ? Vous nous prêterez une couveuse ? »
Non seulement ils nous la prêtent, mais je crois bien qu’on a réglé notre problème de garde définitivement… C’est parti pour une saison d’incubation en milieu hospitalier.


Prosper grossit sans arrêt. Il a une écharpe et un bonnet de prématuré pour le tenir au chaud, et depuis que je lui ai dessiné un sourire, il semble bien à son aise dans la lumière artificielle de la couveuse.
Donc, sur le plan purement médical, tout se passe plutôt bien. Après quelques tergiversations, la température a été réglée à 38 degrés 5 – il semblerait qu’un œuf ait besoin de davantage de chaleur qu’un être humain normal. La couveuse est en plastique renforcé, Prosper est bien à l’abri. Les infirmières du centre de néonatologie ont bien mis quelques jours avant de s’habituer, mais elles sont très professionnelles, elle lui parlent et le manipulent comme les autres bébés. Il y en a bien une qui m’a dit en soupirant la première fois : « ma pauvre petite ! », mais devant mon air interloqué, elle a compris que j’étais plutôt contente de remplacer neuf mois de grossesse par une couvaison à distance sans aucun tracas ni inconfort. Depuis, je discerne plutôt une pointe d’envie dans son regard, elle qui a accouché trois fois…


Mais déjà, ça, ça me pose un vrai problème. Même si je crâne devant les copines enceintes qui ont des nausées et qui flippent comme des malades devant l’épisiotomie, j’avoue que je me pose quelques questions. Suis-je une vraie femme, moi qui ne connaîtrai pas le supplice des étriers ? Serai-je une mère ? Prosper sera-t-il mon enfant ou celui de la couveuse ? Va-t-il faire comme les canetons, qui suivent le premier être qu’ils aperçoivent au sortir de l’œuf ? De fait, s’il dit maman au monitoring, ça va me vexer un chouia…
Et puis, au milieu de toutes ces interrogations existentielles, se sont abattus sur moi les journalistes, comme les sauterelles sur le champ africain. Je pensais bien qu’il y aurait des fuites, malgré les assurances du directeur de l’hôpital ; de là à voir Prosper faire la couverture de Paris-Match !
« Un œuf humain à la Salpêtrière ! Exclusif : les confessions de la femme-poule ! » J’ai dû jurer à ma mère que je n’avais pas dit à ce type qu’elle ne faisait manger que du maïs à mes frères et à moi. Depuis les sollicitations n’ont pas arrêté ; j’ai mis des lunettes noires à Prosper. Même Entrevue m’a proposé de poser nue ; mais ils ont été déçus de voir que je n’avais pas de croupion.
Enfin, malgré l’absence de grossesse, je me sens très lasse. Peut-on faire un œuf-blues ?


J’ai été contactée par le président du Comité National d’Ethique. Il paraît qu’ils veulent faire une séance sur mon cas, qui soulève « des questions nouvelles et fascinantes pour l’esprit humain. » Je m’inquiète un peu.


J’avais raison de m’inquiéter. En gros, si j’ai bien tout suivi – et vu le sabir employé par ces braves gens, c’est pas gagné – il s’agit de savoir ce qu’il faudra faire dans tout un tas de situations que je n’avais jamais envisagées, mais qui maintenant vont m’empêcher de dormir jusqu’à l’éclosion. Prosper est-il humain, lui qui n’est pas né de façon habituelle ? Celui qui casserait Prosper par accident commettrait-il ou non un meurtre ? Si d’autres cas se présentent, faudra-t-il généraliser l’usage de la couveuse, ou tenter de réintroduire l’œuf dans l’utérus pour que l’enfant naisse « de façon plus naturelle » ? Faut-il détecter à la naissance chez les petites filles l’anomalie présente dans mes viscères ? Cette anomalie peut-elle justifier un avortement thérapeutique ?
L’oviparité est-elle la solution pour certains couples stériles ?!!!!
On nage en plein délire, là. J’ai pas choisi d’être ovipare ! Et puis, de toute façon, plus ça va, plus je trouve ça très bien. D’abord, parce que ça me laisse travailler jusqu’à la naissance sans me poser de questions. Ensuite, parce que si je n’avais pas voulu garder Prosper, je n’aurais eu qu’à le laisser tomber dans la cuvette, et c’était réglé. Il me semble que ce qui embête tous ces gens, et qu’ils n’avoueront certainement pas, c’est que je suis sans doute la première femme à attendre un bébé sans que ça change plus que ça ma vie, sans que ça me rende malade, sans aucun bouleversement. La poule pondeuse, elle vous emmerde, parce qu’elle n’a plus rien d’une mater dolorosa… Il paraît que j’inquiète le Vatican. Vais-je être excommuniée ?


Il a bougé !!!! C’est pour aujourd’hui ! Quatre mois et des poussières… L’œuf est gros comme une pastèque. Pierre a acheté un camescope pour l’occasion. Je me demande comment il va sortir, j’espère qu’il n’a pas de bec.


L’éclosion a été un succès. Mais Pierre est un peu déçu, une coquille s’est collé sur l’objectif, le film est en partie obscurci. Enfin, on voit bien Prosper sortit de sa coque en tapant avec son crâne. Il a une petite bosse sur le sommet de la tête, le docteur pense qu’elle va se résorber. Sinon, tant pis, ça lui donnera l’air d’un intellectuel à grand front.
Enfin, tout le monde est rassuré : Prosper est un bébé normal, avec tout ce qu’il faut là où il faut. Le radiologue a tenu à le faire passer à la casserole – si j’ose dire – pour vérifier l’état de ses viscères, et visiblement, il ne tient pas de sa mère sur ce plan-là. Enfin, comme je l’ai fait remarquer aux infirmières qui ont bien rigolé, vu que c’est un garçon, le contraire m’aurait un peu étonné.
Evidemment, je n’ai pas des masses de lait ; mais bon, le lait maternisé n’est pas fait pour les chiens. Mon petit poussin n’a pas du tout l’air traumatisé par sa drôle de fabrication ; et comme je n’ai aucun kilo à perdre, je crois que sur le plan de la bonne humeur de la maman, tout le monde y gagne.
Le seul problème va être de garder un peu d’anonymat ; je pense qu’on va déménager.

samedi 9 mai 2009

Brisons là...

... cet insoutenable suspense.

Non, je ne suis pas un pigeon.

Vous trouverez ici quelques textes hétéroclites, quelques pensées plus ou moins (a)variées, quelques traces de ce qui passe par les couches profondes de mon cortex les jours où il m'arrive de laisser vagabonder des doigts (les miens ? allez savoir) sur mon clavier.

Bonne lecture, et bon vent.

Vie parisienne

Les passants ne me font pas l’aumône de leur regard fatigué. Parfois leur œil glisse sur ma complexion sale comme sur une flaque de boue, quelque chose de lisse et de répugnant sur quoi rien n’invite à s’attarder. Je fais peur ; cette idée me gonfle de satisfaction stupide. Car je suis bête, comme ils se plaisent tous à me le répéter. Il est vrai que mes attitudes d’effroi sont comiques lorsqu’ils se mettent à me courir après.
« Il est vraiment trop con ! »
C’est pour rire, je joue. Eux aussi font semblant ; ils seraient bien emmerdés de vraiment m’attraper. Parfois je reçois des pierres. L’une d’elle m’a crevé l’œil. Je ne leur en veux pas. Cela me rend intéressant, cela renforce mon pouvoir de répulsion, bien plus puissant, bien plus durable que toutes les séductions de ces Vénus immaculées en mules compensées. Elles resplendissent de couleurs primitives et brutales : œil cobalt, cheveux oranges, ongles lie-de-vin. Moi, je reste à jamais gris, fondu dans l’entêtante absorption du béton sempiternel. Je suis incolore dans cette foire où je détonne comme un graffiti obscène sur la façade d’un club de bridge. Voilà qu’une de ces nymphettes aguichantes passe près de moi. Elle m’évite du bout de sa New Balance, sa moue nacrée – rose tendresse n° 12 – écoeurée plutôt que boudeuse. Je lui chierais bien sur la tête juste pour le plaisir d’entendre ses petits cris de chatte mouillée ; plaisant baptême. Elle s’éloigne, ses fesses se balançant de droite à gauche dans une ellipse qui se veut troublante. Cela ne me fait rien, ne peut rien me faire. Je préfère à leurs accouplements raffinés le viol rapide de mes semblables, compagnes effacées comme moi, livrées à mes désirs sur le trottoir que nous hantons de concert.
Vous vous dites : quel être ignoble. Vous avez raison ; je suis pour vous une sorte de monstre. Vous me le faites assez sentir. Quel plaisir je dois vous apporter : le dégoût et la peur sans aucune imminence de danger ! Je me plais à penser que vous n’êtes heureux que grâce à moi. Et moi-même, ne croyez pas que je sois à plaindre. Une frite moisie, l’eau d’un caniveau … Je suis bien. Je suis le grand parasite, blasé comme un dieu ; je suis la tâche blanchâtre sur le drap propre, je suis le pou dans le chignon. Mais je suis aussi ce qu’il y a de plus faible et de plus inconnu. Je mourrai sans doute en silence, broyé sous la roue d’une voiture, les viscères étalées, pour la première fois rouge sur le gris.
Je suis un pigeon. Et royalement, je vous emmerde.