samedi 12 février 2011

Vertiges de l'amour, prodiges du désir, merveilles de l'amitié

"Eviter de se jeter dans les pièges de l'amour / n'est pas aussi difficile que, captif des rets mêmes, / de s'échapper, et rompre les noeuds solides de Vénus." Lucrèce, DRN (IV 1146-1149)

Parlons un peu d'amour.
Ou plutôt, n'en parlons pas, mais scrutons-le de plus près. Et distinguons-le de ses comparses, le désir et l'amitié.

L'amour est un sentiment négatif, placé sous les égides cruelles de la perte et de la dépendance. Perte de soi, dépendance à l'Autre, cet Elu (souvent bien malgré lui), dont on attend... tout. Dans le désordre joie, bonheur, plaisir, raison d'exister. Et c'est bien pourquoi l'amour est par nature une émotion décevante. Un élan qui se trompe de cible, une déflagration hormonale dont les retombées, toujours blessantes, choisissent pour principale victime celui ou celle qui est à l'origine de la première impulsion.

Du moins l'amour tel qu'on se plaît à nous le vendre. Sans doute la proximité de la Saint-Valentin, cet hymne mondial à la niaiserie, fait-elle ressortir le vide, le néant abyssal de cette émotion pitoyable qui aujourd'hui tient socialement lieu de communion des âmes.

Le désir, double familier de cet amour qui ne peut s'épanouir que dans le sucre, le rose et les orgies nuptiales du "plus beau jour de votre vie", est en réalité beaucoup moins hypocrite. Pour peu que justement on ne le nimbe pas de voiles amoureux mal appropriés, il donne à peu près ce qu'il a promis.
On me dira que souvent, c'est bien peu. Rien de plus répétitif, de moins surprenant, de moins exaltant qu'un orgasme quand on a la chance d'avoir une vie sexuelle un tant soit peu satisfaisante au sens technique du terme. La petite trépidation de la machine corporelle ne dure jamais que quelques secondes, quel que soit l'effort mis en oeuvre pour la déclencher.
Mais il vaut parfois (souvent ?) mieux cette secousse dérisoire mais réelle, que l'apothéose illusoire fantasmée par les amants.
Et puis, il reste bien apaisant, pour l'âme qui s'est perdue aux vertiges de Cupidon, de trouver un peu de réconfort sous l'aile bienveillante d'Eros.
C'est en ce sens que le désir est prodigieux ; en ce qu'il aboutit, avec une certitude palpable, au plaisir, pour qui sait suivre sa courbe sans détourner le regard, sans se laisser distraire. Quand bien même le corps désiré se refuserait, il nous reste toujours cette bienfaisante masturbation, ce réconfort de l'humanité depuis la première migraine du couple cro-magnon. Et je ne suis pas de celles qui considèrent que le plaisir solitaire est de qualité inférieure, de moindre valeur que le plaisir partagé. L'intensité de l'orgasme diffère bien peu dans les deux cas ; l'écart se joue plutôt dans l'avant et surtout dans l'après - dans le partage qui suit un moment érotique réussi entre deux individus animés de bonnes intentions l'un vis-à-vis de l'autre.

C'est là qu'intervient la merveilleuse, la divine amitié : le véritable lien de deux coeurs qui se reconnaissent, qui se dévoilent l'un à l'autre gratuitement, qui ne se font d'autre promesse que celle d'un tendre compagnonnage.
En amitié, pas de Prince Charmant ni de Princesse Merveilleuse ; l'individu qui seul comblerait tous nos désirs et nous rendrait dignes d'être au monde n'existe pas, et cette constatation qui perd les amants sauve pour toujours les amis.
Remarquons enfin comme ils le méritent ces quelques êtres chers, dont la présence à nos côtés améliore singulièrement la qualité du paysage environnant. Ces amis - qui peuvent aussi bien jouer le rôle de frères d'arme que de conjoints, pour les plus chanceux d'entre nous - nous les avons choisis non pour ce que nous rêverions qu'ils soient, mais pour ce qu'ils sont en vérité. Dans leur regard, nous nous voyons tels que nous sommes, aimés pour ce que nous sommes, et non sommés de correspondre à un idéal érotique écrasant. Dans leurs bras, sur leur épaule, nous trouvons la chaleur, la complicité, l'oubli des duretés de la vie.
Et si parfois ces amitiés s'accompagnent de quelques beaux élans de la chair, la masturbation réciproque qu'est souvent l'acte sexuel devient alors une nouvelle conversation, juste un peu plus intime que celles menées autour d'une table.

Combien de désillusions, d'amertumes, de reproches pourraient s'épargner les couples s'ils arrivaient à s'apprécier comme des amis, et à jouir pleinement du bonheur de cette magnifique amitié sexuelle qu'est l'amour conjugal, au lieu de se perdre dans les pièges de l'amour romantique, cette compétition sordide à celui qui aime le plus, qui donne le plus, qui sacrifie le plus...

Jouissons sans regrets de la douce réciprocité amicale. Cessons de rêver que nous touchons les nuages ; restons sur terre, et soyons heureux.