mercredi 5 janvier 2011

Naissance, horreur et rancune

Petite précision préalable : le texte qui va suivre est sans doute assez dur.
Il est à la fois le reflet d'une expérience singulière et subjective, et le fruit de plusieurs années de cogitations sur la question. Il s'est enrichi de témoignages recueillis à droite et à gauche, d'échanges, de discussions.

En d'autres termes : non, il ne décrit pas la réalité ultime de l'accouchement en général. Oui, la naissance d'un enfant peut être une grande fête du corps et de l'esprit, merci, je suis au courant.
Mais parfois (souvent ?), ce n'est pas le cas. J'écris pour cette deuxième catégorie de femmes ; la première peut d'ores et déjà ranger ses souvenirs lumineux et sucrés dans son tiroir à souvenirs personnel, en s'abstenant de venir en faire part ici, merci beaucoup.

L'accouchement est une expérience de solitude et de mort.
Un sacrifice de soi ; sacrifice relativement consenti, jusqu'au moment où la femme en gésine se rend compte de ce qui est en train de se passer. Alors commence une lutte féroce entre la mère et son enfant.
La mère refuse ce qui lui arrive ; elle refuse la douleur, elle refuse de devenir mère avec tout ce que cela implique, elle refuse les humiliations liées à l'environnement médical dans lequel elle est plongée jusqu'au dessus du cou.
Car la médicalisation de l'accouchement reste un bastion solide de l'emprise sociale sur les femmes.
Il s'agit d'être compliante ; se coucher, faire le dos rond, marcher, se faire sonder, se faire visiter par de multiples doigts gantés qui viennent évaluer l'avancement du travail, en un mot : obéir. Parce qu'il doit sortir, cet enfant. Et rien ne peut empêcher cette sortie, à ce moment précis. On la forcera s'il le faut.
Le corps de la femme est donc humilié, au moment même où l'on devrait l'exalter, simplement pour lui insuffler l'héroïsme nécessaire - l'héroïsme qui permettrait d'assumer jusqu'au bout le sacrifice qui est en train d'avoir lieu.
Mais la soumission semble un moyen plus commode ; soumission à la souffrance, acceptation de l'ouverture d'où glissera l'enfant dans le sang et les cris.
Quitte à recourir à la technique si la soumission se fait mal - ou bien au mauvais moment, trop tôt, trop tard. Et l'instrument, guidé par la main de celui qui sait, sage-femme ou obstétricien, terminera l'ouvrage.
Dans les minutes qui suivent, la femme ressent un curieux mélange de désespoir et de soulagement. La porte a été franchie, quelque chose a eu lieu d'irréversible, de terrifiant.
La douleur s'apaise progressivement, remplacée par une gêne diffuse. Le corps reste lourd, encombrant, alors même qu'il est vidé. Le bébé est comme un rêve, entre deux ordres du réel, ni dans le ventre, ni dans le creux des bras, quelque part plus loin...
Il est autre, il nous regarde, nous le regardons, cet être que nous ne sentons plus en nous ; ce qui naît à cette minute, depuis toujours, ce n'est pas seulement un être humain ; c'est la spéculation comme telle.

Mais cette spéculation s'incarne dans un homme (fille ou garçon), qui doit son existence à la soumission de sa mère. Pour naître nous devons forcer le passage et enfoncer une porte, en détruisant toujours un peu ce qu'il y a autour.
Les femmes taisent cependant leur colère, soit d'elles-mêmes, soit (le plus souvent) parce qu'elles reçoivent, en même temps que leur poupon nettoyé, une injonction terrible à pardonner.
Pardonner à l'enfant, aimer l'enfant. S'aimer soi-même, à nouveau, alors qu'on s'est vécue défaillante, souillée, niée. Reprendre une vie mondaine, sexuelle, affective.
Et pour que l'injonction paraisse moins insurmontable, on prétend que les femmes sont "fortes" ; ce qui signifie en réalité qu'on attend d'elles qu'elles le soient, qu'il faut qu'elles le soient pour endurer la maternité et accepter, si possible plusieurs fois, d'être "forcées".
Mais cette force qu'on invoque est pourtant effrayante pour ceux qui la réclament. Il faut à la fois l'endosser et la taire ; à la sidération de la naissance, succède l'auto-censure de la mère, qui serait de toute façon bien en peine de dire ce que nul n'a dit avant elle, ce qu'elle n'a jamais entendu.
N'ayant pas de véritable soubassement culturel articulé, ni littérature, ni tradition narrative ou réflexive qui tienne la route, la jeune mère ne peut s'inscrire que dans de l'empirique, du "vécu", du "ressenti", souvent compassionnel et mièvre.
On comparera avec effroi ce vide à l'abondance de la littérature dite héroïque ou épique ; l'épopée maternelle, elle, n'intéresse personne.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire