mardi 14 décembre 2010

Enfanter ?

La grossesse et l'accouchement n'ont jusqu'à présent jamais été investis comme objets de réflexion par les philosophes. Ils sont, au mieux, intégrés dans des problématiques plus générales, politiques la plupart du temps, au pire fondus dans l'obscurité d'une expérience purement privée, impossible à universaliser – donc privée de toute dignité conceptuelle. Ainsi, ces moments pourtant si fréquents dans la vie de près de la moitié de notre espèce, lorsqu'ils sont (bien rarement) envisagés par le penseur, sont ramenés à ce dont ils sont supposés être les signes – l'aliénation sociale, la mainmise du patriarcat selon le féminisme universaliste traditionnel, ou bien la correspondance irréductible de la femme avec la nature pour une certaine rhétorique essentialiste – quand ils ne sont pas négligés au profit des questionnements bioéthiques concernant le statut de l'embryon ...
Mais à ma connaissance il n'existe pas de tentative de penser, de saisir, de conceptualiser ces événements pour eux-mêmes, en tant qu'ils sont des réalités à comprendre et à interroger au premier degré, selon le point de vue de la personne qui les vit dans sa chair – la femme enceinte, puis la femme qui accouche.
Bien sûr, il y a la maïeutique socratique – mais il ne s'agit pas là d'une réflexion, plutôt de l'usage brillant d'une image, elle-même considérée comme bien connue, transparente. Mais quelle image pourra nous faire saisir ce que c'est que mettre au monde un enfant ? Une fois dépassé le moment vertigineux de la copulation, lui-même fort bien décrit et analysé depuis l'Antiquité, on se trouve face à un océan totalement vierge pour l'esprit, qui s'étend à peu près de la nidation de l'oeuf dans l'utérus à l'allaitement du nouveau-né.
La métaphysique de la parturition reste à construire.
Cette béance terrible s'explique de plusieurs façons. On peut considérer qu'elle n'est qu'un exemple supplémentaire du refoulement du féminin hors de l'espace du pouvoir rationnel – espace traditionnellement occupé par la pensée masculine. Ceci est à ce point vrai que les quelques femmes philosophes à ce jour entrées au Panthéon du Logos ont soigneusement écarté de leur existence la possibilité de l'enfantement. On peut également trouver une raison « catégorielle » à cette absence. La grossesse, l'accouchement sont des expériences singulières – et par définition le singulier n'est pas d'un accès facile pour le philosophe. Il ne se soumet pas au crible du concept sans résistance. Il existe d'autres cas semblables : l'expérience du désir, celle de la douleur ou de la mort. Mais ces dernières n'ont pas été à ce point laissées de côté. Sans doute parce que les hommes vivent, tous, le désir, la douleur, et la mort. On a donc avec la grossesse le problème d'une expérience singulière qui n'est pas propre à toute l'humanité – mais seulement à une partie de cet ensemble. Le problème est redoublé depuis que cette partie elle-même peut, grâce aux progès de la contraception, se dérober à cette expérience, l'éviter. Toute femme n'accouchera pas, toute femme ne donnera pas naissance.

Je suis femme, je fais modestement profession de philosopher – et j'ai donné naissance.
En tant que femme, j'ai vécu cette expérience hallucinante dont je ne suis toujours pas revenue.
En tant que philosophe, j'ai été étourdie par ce silence épouvantable, cette opacité maintenue de toute part devant ce qui me semblait pourtant si riche à penser, si important à dire – quelque chose qui m'a paru susceptible d'éclairer d'une façon insolite la condition humaine – la condition de l'humanité en général, au delà de celle de mes semblables, primipares, multipares ou nullipares. Toute femme ne donnera pas naissance – mais toute femme est concernée par la naissance.
La naissance est une affaire de femme – mais elle est l'affaire de tout homme, car elle nous dit aussi ce que c'est que d'être homme. Le rôle de la réflexion philosophique a toujours été, à mes yeux, de clarifier l'expérience humaine, d'en élucider le sens. Pourquoi me serait-il interdit de faire entrer sous le faisceau du concept ce moment-là de mon existence ?

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