mercredi 8 décembre 2010

Autre métamorphose

Un matin au réveil M. X s’aperçut que personne ne le connaissait. Et cela lui parut intolérable. Il décida donc sur le champ – et ce fut bien là la première décision qu’il prit en toute sa vie – de faire cesser, par n’importe quel biais, à n’importe quel prix, ce déplorable état de chose. Car à son idée, il était proprement injuste – et pas seulement désagréable – que personne ne sût son existence.
Ce n’était pas pour ses talents qu’il voulait être connu ; et de fait, ils étaient rares, faibles, et pour tout dire incertains. Ses capacités l’avaient avec peine hissé à un poste obscur de comptable, dans une petite entreprise oubliée qui fabriquait des emballages de carton pour une marque de portions fromagères. Au fond d’un couloir poussiéreux, dans un bureau dont les fenêtres s’ouvraient sur une banlieue morte, M. X tous les jours taillait des crayons et vérifiait laborieusement la correspondance implacable des colonnes de revenus et de dépenses. Il n’était même pas un de ces employés modèles qui font la fierté du petit entrepreneur, ces dociles tâcherons qui mettent leur orgueil à tracer des traits droits ou à faire des additions exactes à la virgule près ; son métier l’ennuyait et il n’y prenait aucun plaisir. Des fautes émaillaient régulièrement ses registres, pas assez pour mettre son emploi en péril, mais bien trop pour que lui soit décerné le ruban bleu du meilleur comptable du département. Ce même ruban bleu qu’avait raflé quelques années plus tôt son voisin de bureau, ce qui lui avait valu sa photo dans les journaux locaux, et la considération de sa boulangère.
Pour M. X, pas de photo, pas de considération, pas de regards entendus et de sourires murmurant sur son passage : « c’est lui ! c’est lui ! mais si, enfin, tout le monde parle de lui ! oui, lui, là… C’est lui… »
Son physique était tout aussi quelconque. De taille moyenne, les cheveux bruns et ternes, les yeux noisette sans aucun éclat, les lèvres serrées, mince sans aller jusqu’à la maigreur, classique sans élégance, des traits réguliers mais sans charme. Personne ne se retournait sur lui, comme sur son ami Z., sportif et plein d’allure, que des touristes japonais avaient un jour voulu photographier alors qu’ils déambulaient tous deux sous les arcades de la rue de Rivoli.
Avait-il donc de grandes qualités morales ? Souvent les êtres que la fortune n’a pas doté extérieurement se révèlent extraordinairement riches sur le plan de l’affectivité ; avait-il donc une immense générosité, un courage de lion masqué sous son apparence anodine ? Ou bien une bonté de samaritain, recueillant le chaton perdu, ramassant les paquets tombés sur le trottoir, faisant traverser vieillardes terrifiées ou enfants imprudents ? Rien de tout cela. M. X avait le cœur étroit comme son pardessus, l’âme mesquine et les idées courtes. Il aimait ce que tout le monde aime, prenait ses vacances en août, avait un ami d’enfance à qui il n’avait depuis fort longtemps plus rien à dire, et votait à chaque élection pour la majorité. Il payait ses impôts par tiers pour ne rien donner au fisc, mettait deux euro chaque dimanche à la quête parce que ça fait un compte rond, voyait ses parents une fois par mois et reprenait toujours du gigot. Il s’était marié, avec une ancienne camarade de classe, qui l’avait quitté au bout de quelques années pour rejoindre un photographe ; et M. X comprenait fort bien son départ. Pour tout dire, il en avait même été soulagé, car elle ne travaillait pas, et il espérait grâce à son divorce faire d’appréciables économies. Ce n’était pas à proprement parler de l’avarice, non ; simplement une déformation professionnelle. M. X considérait ses dépenses personnelles avec la même objectivité que celle qu’il adoptait pour vérifier que l’on vendait bien autant d’emballages cartonnés que l’on en fabriquait. Pour ce comptable, une dépense était toujours une sortie d’argent, et le fait que cet argent soit employé à régler une facture de plombier ou une note de restaurant ne changeait rien à la perte subie.
Le divorce de M. X inaugura ainsi une période de prospérité financière fondée sur un sens accru de l’économie et de l’optimisation. Il ne fit plus ses courses que dans les supermarchés proposant les prix les plus avantageux, aux périodes de promotion si possible ; ses cheveux étaient taillés par les apprentis coiffeurs, ses sorties le conduisaient de préférence aux concerts gratuits que fournissent les églises parisiennes aux mélomanes désargentés, ses costumes se réduisirent au nombre de quatre – un pour chaque saison, entretenus avec un soin scrupuleux. Son compte en banque grossit, au rythme même où ses placards se vidaient.
Un tel régime aggrava certainement l’anonymat de M. X. Ses quelques connaissances se lassèrent des orgues de Saint-Eustache, et lorsqu’ils émirent à plusieurs reprises le souhait de se restaurer dans une brasserie quelconque, M. X. décida de ralentir le cours galopant de sa vie sociale. Il se rendit alors vite compte que la marque la moins chère, quel que soit le produit, est toujours celle que choisit le plus grand nombre de gens ; et que plus rien ne le singularisait d’aucun de ses voisins. Au point qu’il en vint à douter qu’un seul être au monde sache son nom. Combien de personnes me connaissent, se dit-il un jour ? Qui possède, quelque part, mon numéro de téléphone ? Voilà une question fort intéressante, et qui pour M. X était comme le critère infaillible d’évaluation de « l’impact social » d’une personne. Qui a mon numéro de téléphone ? Ou, mieux encore : qui désire l’avoir ? Il décida que les parents et la famille en général ne comptaient pas ; sa mère elle-même possédait un carnet d’adresse fort rempli, mais la plupart des coordonnées récoltés dans ce précieux instrument l’étaient par hasard, et concernaient des personnes dont elle ne savait rien, et qu’elle ne se souciait absolument pas de connaître. Ses amis n’existaient plus ; ils avaient suivi l’appel du ventre, dédaignant le seul charme de sa conversation. A son travail, il n’avait aucun subordonné qui aurait pu éprouver le besoin de le joindre ; quant à son patron, il était bien certain que celui-ci préférerait largement le convoquer dans son bureau plutôt que de lui passer un coup de fil. M. X en arriva alors à cette dure conclusion : il n’y avait aucune chance que son téléphone sonne dans un avenir proche.
Cette conclusion le rongea plusieurs jours, jusqu’à ce fameux matin où il décida qu’il lui fallait coûte que coûte sortir de l’anonymat. Coûte que coûte…mais sans dépenser d’argent – du moins dans la mesure du possible. Le problème était fort épineux. Mais M. X ne renonça pas à son idée, et tous les jours, toutes les heures, il la retournait fébrilement dans son esprit, attendant.. Quoi ? L’idée, l’éclair qui le frapperait comme la foudre et lui ouvrirait les portes de la gloire. Mais rien ne vint pendant fort longtemps.
Enfin, un jour, il acheta un journal. Certains diront qu’ils ne voient pas ce qu’acheter un journal a de si extraordinaire. Mais M. X, depuis l’arrivée en ville des journaux gratuits, avait rangé la presse écrite et tout ce qui y était affilié dans la colonne des dépenses totalement inutiles. Ce fut donc bel et bien par un hasard providentiel – ou une inspiration divine, selon qu’on soit croyant ou athée ; qu’on me laisse ici le choix de l’agnosticisme – qu’un autre matin, qui suivait de trois mois celui de la fatale décision, M. X eut envie de lire un journal un peu plus épais que d’habitude. Comme il ignorait le tarif exact de la chose, il prit ses précautions, et se munit d’un billet de dix euro et d’un autre de vingt. Ce choix l’entraîna dans une série de dépenses inconsidérées et imprévues, car pour obtenir la monnaie que lui réclama l’incorruptible buraliste, il lui fallut faire l’acquisition d’une baguette de pain ET d’un croissant auprès d’une inflexible boulangère. Il rentra chez lui en maugréant, se fit un peu de café pour accompagner son croissant et ses tartines, déplia le journal et c’est alors qu’il la vit.
Une annonce, énorme, s’étalait en deuxième page ; la police rouge vif tranchait sur le gris des caractères habituels, et les lettres avaient une hauteur d’au moins cinq centimètres :

VOUS REVEZ D’ETRE CELEBRE ? L’ANONYMAT VOUS PESE ? VOUS VOULEZ VOTRE NOM DANS CE JOURNAL ? APPELEZ VITE LE : 09 00 00 00 09

Avec une audace qui le surprit lui-même, M. X saisit son téléphone et composa le numéro. Presque immédiatement, une douce voix féminine résonna dans son oreille :
« Allo, oui, bonjour ? Société « Tout pour vous plaire », que puis-je pour vous ?
Allo, bonjour, oui, c’est au sujet de l’annonce dans le journal.
L’annonce ? Oui monsieur, ne quittez pas, je vous prie… »
Au bout de quelques secondes, il entendit à nouveau la voix sucrée :
« Etes-vous disponible aujourd’hui ? Oui, vers 13 h ? C’est parfait, monsieur, présentez-vous 12 rue de Charenton et demandez madame Simone. Merci, au revoir. »

M. X ne put plus rien avaler de la matinée. A 12 h 30 il était devant le 12 rue de Charenton. C’était un grand immeuble moderne, tout de verre et de béton. Le logo de la société « Tout pour vous plaire », immense, s’étalait sur la façade au niveau du 7ème étage.

Mme Simone était une ample rombière, d'une effrayante vulgarité. Elle toisa M. X d'un air dédaigneux, et comme à regret, lui proposa une chaise. M. X s'assit, un peu déçu par l'apparence miteuse de son vis-à-vis. Il doutait que cette matrone dépenaillée, au maquillage criard, puisse l'aider dans sa quête de gloire.

« Alors vous avez lu l'annonce ? demanda-t-elle d'une voix désagréable.
Oui.
Et vous voilà... Nous n'avons pas eu beaucoup de réponses.
Il faut dire que ce n'est pas très explicite.
Vous êtes venu, pourtant.
Je ne suis pas curieux de nature... »

Cette réponse plut à Mme Simone. Elle sortit de sa poche un paquet de cigarettes et un briquet.

« Vous fumez ?
Non.
Je m'en serais doutée... »

Elle souriait en envoyant vers le plafond d'épaisses volutes malodorantes.

« Il s'agit de quelque chose de peu ordinaire. Vous êtes prêt à quoi exactement ?
A tout, pourvu que ce soit efficace.
Oh, ça le sera. Aucun doute là-dessus. Demain, tout le monde vous connaîtra...
Alors je suis votre homme.
Attendez quand même que je vous explique de quoi il est question... »

Au fur et à mesure que le projet prenait corps sous les inflexions grasseyantes de la voix de Mme Simone, les yeux de M. X s'écarquillaient. Un silence grave suivit la fin du long monologue de la gorgone, que rompit un toussotement de M. X.

« Evidemment c'est un peu...
Vous n'avez rien signé, vous pouvez dire non. Mais en ce cas faites-le vite, j'ai d'autres candidats à rencontrer et je n'ai pas de temps à perdre. »

Il réfléchit, eut une pensée pour sa médiocre existence, pour le vide qui l'environnait, pour l'ennui sans fin auquel il semblait promis. Et lentement, il hocha la tête.

Le lendemain, une foule épaisse se ruait au siège de la société « Tout pour vous plaire », écouter le discours prononcé par Aldo Tanizi à l'occasion du vernissage de son exposition. L'artiste remerciait, en termes émouvants et chaleureux, le dévouement de Mme Simone, généreuse mécène grâce à qui « L'homme en conserve », chef d'oeuvre d'audace et de virtuosité plastique, avait pu enfin voir le jour.

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