mercredi 13 mai 2009

Préambule

Paul Carbone est tombé du train. Son corps roule sur le talus, les pans flottant de sa veste lui donnent l'allure étrange d'un scarabé gris souris. Un bras crispé sur le ventre, un peu au dessus du foie, la main rouge de son propre sang, et sous la main, un trou noir aux bords réguliers, par où la mort vient de le surprendre dans la moiteur ferroviaire d'un nocturne Nice-Paris. A présent, son cadavre souillé de terre et griffé par les ronces gît à quelques mètres de la voie ferrée, en petit tas misérable et piteux.

* * *

Elle ouvre les yeux, et retire d'un geste précis l'écouteur qui grésille au fond de son oreille droite. Un petit sifflement gêne l'écoute de la chanson, et parasite le flux d'images qui, l'une après l'autre, viennent rythmer son agréable somnolence. Elle éteint l'appareil posé sur son genou, se penche, ouvre son cartable, et en sort un paquet de copies d'élèves, dont certaines sont déjà barbouillées de rouge. Elle se met au travail.

Le train entre en gare, la voix mécaniquement modulée résonne dans le wagon pour annoncer l'arrêt. Elle se lève, enfile son manteau, empoigne son cartable et descend du train.

Le froid la gifle, elle rapproche les bords de son col, presse le pas. Le café là-bas, les lumières chaudes, le sifflement du percolateur. Une noisette, un croissant, le bus n'arrive que dans vingt minutes. Sur le comptoir, la minuscule gamine de la patronne, assise, mastique une tartine d'un air contemplatif. Elle a un prénom de fleur, Capucine. Mine chiffonnée, odeur délicieuse de petite fille mal réveillée, encore imprégnée de rêve.

Le bus ralentit, s'immobilise devant la grille du lycée. Il a neigé hier, une humidité glacée imbibe le sol, ses bottes s'enfoncent. Elle gravit en respirant fort le chemin qui mène au bâtiment qu'elle va occuper aujourd'hui. Elle a six heures de cours à donner, le lundi est une grosse journée. Elle repasse mentalement son emploi du temps, le numéro des salles, les noms des élèves, les textes qu'elle doit photocopier. Aura-t-elle assez de monnaie pour reprendre un café ? Elle sait qu'elle en boit un peu trop, ce n'est sûrement pas très bon. Elle reconnaît une élève, qui attend, debout devant l'entrée du bâtiment, sans doute l'arrivée d'une amie. Elle lui sourit, espère qu'elle ne la saluera pas, elle n'a pas envie de parler.

La chaleur de la salle des professeurs s'abat sur ses épaules, la pièce grésille de conversations que le ronronnement régulier de la photocopieuse ne parvient pas à interrompre. Elle s'approche de la grande machine rectangulaire, fait son choix, le mécanisme s'enclenche dans un petit bruit métallique et elle peut quelques instants plus tard récupérer le gobelet rempli d'un liquide brûlant, au goût peu agréable mais tout de même réconfortant. Elle tente d'éviter ses collègues, veut préserver cette dernière bulle de silence avant l'entrée en scène – car tout à l'heure, tout de suite, il faudra les tenir, les attirer à elle, les séduire, encore et encore...

La première sonnerie retentit dans le couloir. Elle se dépêche de boire la fin de son café, jette le gobelet dans la corbeille, rajuste son sac sur son épaule et se dirige vers l'escalier. Des trombes d'élèves se précipitent vers les salles de cours, elle a l'impression d'être frôlée par un cyclone débraillé et hurlant. Elle conserve son air sévère, tente de préserver sa dignité – faire une arrivée professorale, ne pas montrer l'angoisse qui la saisit toujours, le vertige qui serre son coeur devant la porte, alors qu'ils sont tous massés là, souriants, effrontés, gentils, si inquiétants... La deuxième sonnerie couvre à peine le brouhaha, nous y sommes, le jeu peut reprendre.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire